Interview de Sally Bonn, les Tanneries, Centre d’art contemporain d’intérêt national, exposition épochè (ici)

Vue de l’exposition collective épochè (ici), sur une proposition de Sally Bonn
Les Tanneries – CAC, Amilly, 2022, en collaboration avec le musée Girodet, Montargis
Photo : Aurélien Mole

épochè (ici), titre énigmatique et savant (sauf pour les bons élèves qui ont pris grec en
6e !), choisi par la commissaire Sally Bonn désigne un état de suspension et de révélation
latente qui entre en écho à avec ses recherches sur le sublime.

C’est pourquoi, en acceptant à l’invitation d’Éric Degoutte d’intégrer la programmation de la saison #6 Draw Loom en tant que commissaire d’une exposition déployée sur l’ensemble des espaces des Tanneries, elle a également relevé le défi d’en étendre le parcours et les enjeux jusqu’au musée Girodet de Montargis. Ce faisant, elle propose par la même occasion une relecture du chef-d’œuvre d’Anne- Louis Girodet intitulé Scène de déluge (1806) à la faveur d’un partenariat inédit entre les deux institutions.

Un partenariat qui fait partie des synergies déployées par le centre d’art labélisé d’Intérêt National depuis le 8 avril dernier. Les œuvres de la vingtaine d’artistes convoqués déploient ainsi un motif philosophique et théorique dans une constellation de l’ordre du sensible, où ce qui au départ relevait de l’invisible, prend corps à travers une multiplicité d’approches et de mediums, faisant des Tanneries une formidable caisse de résonnance. Une camera obscura de la catastrophe à venir où nous restons en l’état de funambules comme le traduit merveilleusement l’œuvre d’Agnès Geoffray, choisie pour devenir l’affiche de l’exposition. Une invitation aussi à prendre part à la course du monde pour mieux en suspendre le vertigineux précipice.

Sally Bonn s’intéresse à l’écriture sous toutes ses formes (littéraire et artistique, critique et
théorique). Maître de conférence en esthétique à l’Université Picardie Jules Verne, elle est
également critique d’art (Aartpress / France Culture) et commissaire d’exposition. Elle a co-dirigé deux revues d’art et de littérature (Le Salon et N/Z) et dirige la collection d’écrits d’artistes Les indiscipliné.es aux Éditions Macula. Elle a publié de nombreux textes dans des catalogues d’artistes et des revues, plusieurs essais et une fiction-critique. En 2017 a paru Les Mots et les œuvres, Fiction & Cie, Le Seuil. Son dernier livre, un récit intitulé Écrire, écrire, écrire, vient de paraître aux Éditions Arléa
.

La genèse du projet
Etant philosophe de formation j’aime convoquer différents concepts. Mes recherches récentes sur l’épochè ont croisé celles, plus anciennes, sur la question du sublime ; recherches qui avaient donné lieu à l’écriture d’un livre sur l’œuvre de Barnett Newman.

J’ai ainsi déplacé des questionnements qui étaient déjà présents à travers deux axes : d’une part la catastrophe naturelle, la suspension du moi, un état d’interdiction plutôt négatif en ce qui concerne le sublime et la traduction esthétique de cette expérience de manière sensible et corporelle. D’autre part, la question de l’écriture, – l’autre axe le plus marquant de mes recherches –, qui a donné lieu à un livre récent Écrire, écrire, écrire.

Et soudain l’épochè est devenue notre réalité, ce qui n’était pas encore le cas au début de mes réflexions. Il y avait l’idée d’une nécessité impérieuse pour chacun d’entre nous à de faire ce geste d’épochè, c’est-à-dire de se retirer du flux, de refuser d’être pris dans la nécessité d’une réponse face au trouble ressenti. Initialement l’épochè implique cette indécision à dire oui à la raison ou à l’imagination. Je trouvais ce motif de réflexion esthétique très puissant car
c’est quand on ne sait pas quelle direction prendre que l’on esquisse alors ce geste de retrait. Mais comme je le disais à propos d’Anne-Lise Broyer qui évoquait son rapport à l’art, à la photographie et au regard, l’épochè n’est pas pour autant un geste de désengagement totalement désengagé. C’est pourquoi j’ai suggéré dès le départ aux artistes de réfléchir ensemble à un endroit et un espace- temps en retrait du flux du monde, comme une occasion de penser à ce monde mais tout en restant dedans. L’autre solution serait-elle alors de rester en- dehors ? En réalité, non. Il s’agit juste de suspendre un court moment, la suspension permettant aussi une forme de respiration.

Vue de l’exposition collective épochè (ici), sur une proposition de Sally Bonn
Les Tanneries – CAC, Amilly, 2022, en collaboration avec le musée Girodet, Montargis
Photo : Aurélien Mole

Comment l’irruption de la pandémie a-t-elle fait évoluer le projet ?


J’admets m’être interrogée sur la pertinence de ce projet engagé aux Tanneries ainsi qu’à la art-cade* Galerie des grands bains douches de la Plaine à Marseille alors même que nous étions déjà dans une époque post-confinements. En relisant la note d’intention du projet que j’avais rédigée, je me suis rendue compte, avec le recul, que les multiples épisodes de confinement – suspensions par excellence –, ne nous avaient pas permis nous de répondre à aux questions soulevées par la pandémie. Nous sommes restés dans un état d’arrêt collectif, . J’ai le sentiment que cette question de l’épochè reste encore très essentielle à l’heure actuelle, d’autant plus que nous en avons tous fait l’expérience. Il s’agit aussi d’une question d’attitude et de posture et, si l’on parle beaucoup de ralentissement, de décroissance, ce n’est pas exactement de cela qu’il s’agit car l’épochè engage aussi une forme d’action. Ce désengagement qui n’en n’est pas un, repose sur geste de retrait qui nécessite tout
d’abord de se déplacer à la fois mentalement et physiquement. C’est à la fois toujours nécessaire et très actuel.

Retour sur le défi que représentait épochè (ici)
Traduire une expérience physique de cette question de la suspension était la chose la plus
importante et la plus difficile pour moi. Comment mettre en œuvre cette question et comment
l’éprouver physiquement plutôt que de la regarder à travers des œuvres déclinées ?. Il s’agissait dès lors de penser l’ensemble des espaces des Tanneries comme faisant partie d’une seule et même exposition où tout communique et, notamment les deux espaces principaux que sont la Grand Halle et la Galerie Haute. Il s’agissait tout autant de convoquer une expérience de superposition dans un jeu que l’on va retrouver à de nombreux endroits de l’exposition avec des circulations entre les œuvres, des échos et autres effets de résonance dont certains n’ont même pas été pressentis à l’origine. Il se s’en dégage alors une sorte de dialectique entre le haut et le bas, les profondeurs de la terre et le ciel, dans des jeux d’opposition.

La Grande Halle, entrée en matière et espace de dilatation


La Grande Halle est un espace de projection ou de remémoration, selon le choix du parcours
engagé par le visiteur, les deux cheminements étant possibles. Elle agit à la fois comme un seuil ou un dénouement. On se trouve imprégné par l’obscurité, avec ce son qui vient spatialiser la lumière avec légèreté et présence, ce qui nous plonge dans un état de réception possible des œuvres à venir. L’espace est assez difficile à occuper et j’avais envie de retrouver un certain effet de monumentalité attendu tout en créant au contraire du vide mais un vide qui ne l’est pas tout à fait.
Benjamin Laurent Aman pour son installation visuelle et sonore The spectral room a pris le temps de s’imprégner du lieu et il avait envie d’investir aussi les cuves de trempage des peaux qui font partie de l’histoire du lieu et du bâtiment. Il y a retrouvé aussi des motifs qu’il déploie d’habitude dans ses dessins au fusain. Le son très immersif qu’il crée ici révèle l’ancienne activité industrielle des Tanneries alors traversées par l’eau.

Arnaud Vasseux, lui, voulait spatialiser un espace lumineux. Dans une sorte d’absence de forme, il vient sculpter la lumière par ces éléments qui se fondent dans la couleur du béton avec une bâche très fine et légère, ce qui créé une sorte de vibration. Jours caves est une œuvre très simple et poétique d’une grande économie de moyens.

Katja Schenker cherche à faire l’expérience de sa propre corporalité qu’elle met en résonance avec celle de l’œuvre et celle du spectateur /visiteur. La vidéo projetée, intitulée vesuv, constitue l’archive d’une performance au cours de laquelle l’artiste tourne sur elle-même en maniant une roche volcanique d’une dizaine de kilos au bout d’une sangle pendant une trentaine de minutes, gravant au passage la trace des passages de la pierre sur le sol.

Ces jeux dialectiques entre profondeur et élévation, terre et ciel et ces temporalités parfois
immensément éloignées qui se télescopent, se prolongent sur les espaces
supérieurs au fil de chronologies qui nous dépassent et qui rejoignent en même temps
l’actualité anxiogène et post apocalyptique que nous connaissons ou pressentons. Les motifs du volcan, de l’éruption et d’autres typologies de catastrophes naturelles y trouvent en cela un écho très fort, notamment, dans ce qu’elle qu’ils peuvent produire d’étonnement, un état important lui aussi du lié à la question du sublime et présent dans l’épochè.

Anne-Louis Girodet et le rapport au sublime


La réflexion autour de l’extension au musée Girodet et du travail du peintre est venue après
et c’est l’une des surprises de l’exposition. Quand j’ai commencé à travailler avec Eric Degoutte
sur l’exposition, ce n’est qu’au bout de quelques mois qu’il m’a parlé de ce projet de partenariat, réalisant à quel point le motif du déluge pourrait être l’élément déclencheur et
fédérateur. Lors de ma rencontre avec la copie de la Scène de déluge présentée au musée Girodet (l’original étant exposé au Louvre à Paris), j’ai été frappée par la manière dont le peintre a composé cet instant de basculement.
Ccette étude poussée du suspens catastrophique se retrouve dans le geste de l’épochè
qui renvoie, comme évoqué plus haut, à la notion du sublime comme concept
philosophique et esthétique.

Le projet à art-cade* Galerie des grands bains douches de la Plaine de Marseille

Ce projet était en réalité antérieur même si, en termes de temporalité de l’exposition, une fois que l’on était d’accord sur cette expression en deux temps, il était important
que le projet commence aux Tanneries où sont posés un certain nombre de principes
fondateurs de l’exposition. Ce n’est pas que le projet marseillais soit une version « amoindrie », mais j’avais besoin de procéder dans cet ordre car cela me permettait de dire autrement les choses dans le 2 e volet. J’ai choisi d’intituler les deux volets épochè (ici) pour Les Tanneries et épochè (maintenant) pour art-cade*,en référence à Walter Benjamin, un auteur très présent dans ma recherche autour de l’image dialectique au sein de laquelle se rencontrent passé et présent dans une forme de surgissement.

Avec :
BENJAMIN L. AMAN, JOAN AYRTON, CÉCILE BEAU, LEÏLA BRETT, ANNE-LISE BROYER,
CHARLOTTE CHARBONNEL, SÉPÀND DANESH, MARINA GADONNEIX, ANNE-VALÉRIE
GASC, AGNÈS GEOFFRAY, ANNE-LOUIS GIRODET, MARCO GODINHO, AMÉLIE LUCAS-
GARY, BENOÎT MAIRE, ESTEFANÍA PEÑAFIEL LOAIZA, AURÉLIE PÉTREL, KATJA
SCHENKER, SUSPENDED SPACES, RAPHAËL TIBERGHIEN, EMMANUEL VAN DER
MEULEN, ARNAUD VASSEUX ET VIRGINIE YASSEF


Infos pratiques :
épochè (ici)
jusqu’au 29 mai


Les Tanneries


Sally Bonn des mots des œuvres :
www.sallybonn.com


Le dernier livre de Sally Bonn Ecrire, écrire, écrire est sorti aux éditions Arléa en mars 2022