Collectionneuse et mécène engagée, Caroline Freymond a fondé avec son mari, descendant des Thellusson, prestigieuse dynastie de banquiers philanthropes, Espace Muraille à Genève attenant à leur appartement dans l’élégant hôtel particulier familial du 8, rue Beauregard. Lieu de vie et d’exposition se conjuguent au fil de leurs coups de cœur éclairés entre boiseries du XVIIIème siècle classées, arts décoratifs européens et créations contemporaines du monde entier. Eclectisme de rigueur entre un néon de François Morellet qui donne le ton, des figurines funéraires de la dynastie Tang, des rubans de verre d’Othoniel, une sculpture de David Altmejd, une œuvre textile de Louise Bourgeois, une échelle d’Alice Anderson, une toile de Poliakoff, des miniatures persanes ou des céramiques japonaises. L’ensemble dégage une harmonie chaleureuse et apaisante comme le souligne la maîtresse des lieux. Un chalet à Gstaad et bientôt une villa en Toscane permettent à l’ancienne avocate d’exercer son œil de découvreuse de talents, d’abord à travers la galerie des Menus Plaisirs qu’elle ouvre à Gstaad et Paris, puis en participant à l’émulation de la scène genevoise, Espace Muraille étant devenu un lieu incontournable de « l’Art à Genève » (plateforme regroupant les évènements). Ce formidable écrin une fois rénové, a accueilli notamment Olafur Eliasson, Tomás Saraceno, Sheila Hicks, Edmund de Waal ou Michal Rovner. Carte blanche à présent à l’entrepreneur et créateur d’objets d’art rares français, Gonzague Mézin, qui fait revivre la prestigieuse maison parisienne Lignereux, dont l’épopée, de l’Ancien Régime au Second Empire, croise les savoir-faire les plus aboutis, comme en témoigne les 24 créations originales rassemblées sous le thème des Parques dans un parcours sensoriel entre essences olfactives, dérives philosophiques et matériaux précieux. Un monde en miniature qui n’est pas sans rappeler l’excellence de la tradition horlogère helvète.
Caroline Freymond est revenue aux origines de sa passion et vocation, et les multiples projets qui l’animent, autour notamment de l’Italie, et d’une publication retraçant le parcours des Thellusson. Elle a répondu à mes questions dans une discrétion tout en contraste avec le décor environnant.
Pour revenir aux origines du projet Espace Muraille : quels enjeux et quelles étapes vous ont guidés ?
Nous voulions retrouver les canons architecturaux d’origine et avons procédé en plusieurs étapes pour la rénovation de l’ensemble de l’hôtel. Tout d’abord, nous avons rénové le toit, fait installer un ascenseur ce qui était un vrai défi, réaménagé l’étage noble, assaini les caves avant de décider d’ouvrir un espace d’art destiné aux artistes autour d’un dialogue et d’une réponse au lieu à chaque fois différents. Une synergie qui a plutôt bien fonctionné jusqu’ici, certaines œuvres exposées en bas se retrouvant ensuite dans notre appartement.
Le rapport à l’histoire est bien présent, à travers notamment la démarche d’Edmund de Waal qui, avec l’exposition Lettres de Londres, s’est inspiré de l’exil de Voltaire à Londres, puis à Ferney. Un clin d’œil aux dessins en stuc des trumeaux du salon et à Madame de Staël également attachée à notre passé helvétique.
Qu’est-ce que veut dire selon vous, collectionner à deux ?
C’est une joie de pouvoir collectionner à deux, un moment de partage et un loisir très enrichissant de par les rencontres, les voyages, les découvertes esthétiques et intellectuelles qu’il suscite. Même si nous ne sommes pas toujours d’accord, nous sommes très attachés à ce processus de décision commun.
Notre goût a évolué de façon assez chronologique, mais sans jamais renier nos choix précédents. Après avoir collectionné du 18ème siècle, nous nous sommes tournés vers l’art moderne et plus récemment l’art contemporain. Tout avait un sens dans les correspondances qui se tissaient. Même si, pour certains collectionneurs, cela peut paraitre assez extravagant, j’estime que nous n’avons pas eu tort de mélanger, non seulement les époques, mais aussi les styles ou les matériaux. Cela dépasse la notion de valeur, un petit objet en papier pouvant parfaitement dialoguer avec d’autres œuvres plus importantes.
On vit avec un certain bonheur au quotidien entouré d’œuvres que l’on aime et qui créent une histoire, la nôtre. Quand j’arrive ici, je me sens bien car je me souviens des circonstances attachées à chaque objet. Même si nous nous inscrivons dans une certaine filiation familiale, nous ne sommes que des passeurs face aux œuvres qui ont leur propre vie et seront peut-être un jour dans d’autres mains. Il est important qu’un regard bienveillant se pose sur elles.
A quand remonte votre décision de vous engager pour l’art ?
J’ai suivi des études de droit et exercé le métier d’avocate spécialiste de l’arbitrage pendant de nombreuses années, même si l’art a toujours été présent. Après la naissance de mes deux filles, j’ai pris le temps de faire une pause pour me poser les vraies questions. J’ai ouvert une première galerie, Menus Plaisirs à Gstaad, puis à Paris. J’ai eu la chance de côtoyer l’art assez jeune à travers les nombreux voyages culturels et visites de musées que nous proposaient mes parents. Mon père aimait beaucoup visiter les antiquaires, même si c’était une autre époque avec d’autres façons d’aborder l’art.
D’ailleurs, il est amusant de constater que mes filles travaillent toutes les deux dans l’art, l’une à la galerie londonienne Waddington Custot et l’autre à la galerie Haas à Zurich. Cela nous a donné l’occasion de nous retrouver ici à Genève, la veille de la foire.
Quelle ligne se dégage selon vous de la collection ?
La couleur joue certainement un rôle, de même qu’une certaine spiritualité et recherche d’harmonie. Même si l’on vit une époque passionnante et que je partage intellectuellement les préoccupations plus politiques de certains artistes, je ne voudrais pas forcément vivre avec leurs œuvres.
La place accordée au design
C’est un domaine que je trouve très intéressant. Certains de ces designers sont des amis et, en tant que membre des Amis du musée des Arts Décoratifs à Paris, je participe à la sélection de nouvelles acquisitions. Je suis récemment entrée au Victoria & Albert Museum à Londres dans le Patrons’ Circle qui est très dynamique même si, du fait de la pandémie, j’ai surtout participé à des réunions zoom.
Autre place importante : le verre contemporain
Nous aimons beaucoup le verre, y compris dans des objets utilitaires. Nous nous trouvons face à la sublime création de Laura de Santillana décédée d’un cancer foudroyant. Je suis assez proche de la galerie Caterina Tognon, spécialisée dans l’art contemporain du verre à Venise à l’origine de nombreuses rencontres d’artistes dans ce domaine.
Comment décidez-vous des prêts que vous accordez ?
En ce qui concerne Etel Adnan, c’est assez émouvant car nous avons été sollicités par le Festival d’Aix-en-Provence dans le cadre de la création d’un opéra à partir de son texte l’Apocalypse Arabe, à résonance prémonitoire, présenté à la Fondation Luma à Arles. Récemment, nous avons aussi prêté une œuvre de Louise Bourgois à la Hayward Gallery de Londres à l’occasion de la remarquable exposition « The Woven Child » qui s’y tient actuellement et que nous avons soutenue.
Comment s’organise la scène genevoise ?
La scène gravite autour de deux pôles avec, d’une part le quartier des Bains et, d’autre part, la vieille ville avec AVV (L’Art en Vieille Ville) dont nous faisons partie de par notre situation géographique et qui fédère aussi un certain nombre d’évènements à travers L’Art à Genève.
Si vous deviez emporter une seule œuvre sur une île déserte, laquelle choisiriez-vous ?
Il y a quelques années, j’étais tombée à la FIAC sur une petite œuvre, une échelle en tissu, de Sidival Fila et le lendemain, j’ai trouvé amusant de tomber sur un article du Monde qui la citait comme la plus petite œuvre de la foire, mais pas la moins riche de sens. Elle avait été réalisée par un artiste moine colombien qui vit encore dans un couvent sur le capitole à Rome où j’ai été lui rendre visite. Un moment magique au milieu de tous ces vestiges romains !
Pouvez-vous nous dévoiler les contours du projet en Italie ?
L’ensemble du domaine est assez ancien. Un écrit laisserait entendre qu’une fenêtre aurait été dessinée par Michel Ange. Nous sommes dans une vision de la Toscane assez idéale au milieu des oliviers avec une échappée sur le Duomo de Florence. Comme une carte postale ! Il y a un vrai potentiel autour de plusieurs bâtiments, dont un théâtre de verdure, et un pianiste nous a déjà proposé d’organiser un festival de musique. Un autre bâtiment, utilisé anciennement pour la fabrication du vin, va être transformé en galerie. Nous pouvons imaginer une résidence d’artiste ou une programmation confiée à une galerie. Les possibles sont nombreux !
Les foires : Art Genève…
Son directeur, Thomas Hug, que nous connaissons bien a fait un travail remarquable et cette foire correspondait bien aux attentes des Genevois qui y viennent en nombre. Nous aimons aller à Art Basel à Bâle, notamment, et Hong Kong à ses débuts. Nous apprécions également beaucoup Maastricht dont le positionnement éclectique correspond assez à notre goût.
Quelles galeries comptent pour vous ?
La galeriste centenaire Alice Pauli à Lausanne a été importante pour nous et nous a permis de rencontrer de nombreux artistes tels que Giuseppe Penone, Pierre Soulages ou Fabienne Verdier. Elle a soutenu des artistes remarquables et a été à l’origine de ce nouveau musée de Lausanne, le MCBA (Plateforme 10), en offrant plusieurs œuvres majeures de sa collection dont un arbre de Penone qui était dans son jardin.
Quelle mémoire construisez-vous autour de vos projets ?
En ce qui concerne la galerie, nous avons systématiquement proposé des catalogues après chaque exposition que l’on peut consulter sur internet. Autour de notre collection, nous venons de publier un livre sur de la dynastie des Thellusson et imaginé plusieurs films, dont certains en 3D, qui présentent les décors de façon incroyable. Je suis actuellement en discussion avec un Français, basé à New York, qui a le projet d’un livre autour de ce que nous avons réalisé, regroupant un certain nombre d’archives ou de témoignages d’artistes, favorisant ainsi d’autres angles d’approche de la collection.
Quelle programmation défendez-vous à Espace Muraille ?
Nous avons commencé par les artistes avec qui nous avions des liens, en nous concentrant sur 3 expositions par an ce qui nous laisse l’opportunité au sein de chacune des expositions d’organiser des événments selon les affinités des artistes, que ce soit avec la musique ou la danse, à l’instar d’Olafur Eliasson qui avait invité Marie-Agnès Gillot, ou des rendez-vous littéraires, des conférences…
L’invitation à Gonzague Mézin
Nous l’avons rencontré par un ami commun. Il était alors au tout début de l’aventure, ayant racheté la maison Lignereux en 2016. Sa passion et conviction nous ont convaincu et nous avons souhaité soutenir le projet dès son lancement à travers plusieurs paliers. Gonzague s’inscrit au carrefour d’autres domaines comme la mode et les bijoux qui font partie de mes centres d’intérêt ayant exposé plusieurs créatrices dans ma galerie. Comme l’explique Gonzague, lors de ses visites de l’exposition à Espace Muraille, il fait le lien entre le passé et le présent, même si certaines techniques d’aujourd’hui permettent de dépasser les savoir faire ancestraux.
Quel sera le prochain créateur invité ?
Ce projet est né d’une intervention spontanée qui va devenir une exposition en tant que telle. À l’occasion de l’un de ses passages à Genève autour de l’Opéra, Bob Wilson est venu visiter l’exposition que nous avions à l’époque qu’il a beaucoup aimée et nous a soumis son envie d’exposer. Le format sera forcément inédit et j’aime cette idée de rejouer les cartes à chaque fois dans un espace qui est assez inattendu. Tout ne se dévoile pas d’un seul coup d’œil et le côté labyrinthique se révèle en fait très inspirant pour les artistes.
Infos pratiques :
Important Nothings by Lignereux
Jusqu’au 7 mai 2022
Prochainement : Robert Wilson
Horaires d’ouverture durant les expositions :
du mardi au vendredi de 10:00 à 12:00 et de 13:00 à 18:00
le samedi de 13:00 à 18:00
5, place des Casemates, Genève (entrée : 8, rue Beauregard)