L’énigme autodidacte par Charlotte Laubard au MAMC+

Vue de l’exposition L’énigme autodidacte Photo : A.-L. Fraisse/MAMC+

« L’exposition est elle-même une tentative d’interroger la recette de la transmission, de préférer aux verticalités les horizontalités entre pratiques, de considérer les œuvres comme l’addition prodigieuse d’un acquis et d’une expérience hasardeuse » Aurélie Voltz, catalogue

Intriguée par le choix de l’œuvre de l’artiste Bodys Isek Kingelez pour le communiqué de presse annonçant cette exposition du Musée d’art moderne et contemporain de Saint-Etienne, MAC+, au titre surprenant, j’étais d’autant plus motivée à la découvrir. Si l’artiste autodidacte reste une énigme pour beaucoup d’entre eux, pourquoi mettre au même titre Christian Boltanski, Le Facteur Cheval, Sophie Calle, Henry Darger, Yves Klein, Irma Blank, Seydou Kita ou Adolf Wölfi ? C’est l’un des enjeux de ce panorama proposé par Charlotte Laubard, professeure à la prestigieuse HEAD-Genève rassemblant plus de 200 œuvres de 44 artistes. Aurélie Votz, directrice du MAC+, à l’origine de cette invitation à des commissaires extérieurs de poser un regard sur la collection du musée y voit des passerelles avec plusieurs artistes du Pop Art, de Fluxus, de Support/Surface ou de l’art conceptuel, exposés en écho. De plus elle insiste sur la relecture des catégories du récit de l’histoire de l’art officielle entreprise par des évènements majeurs tels que les Magiciens de la Terre, la documenta 5 de Cassel ou la Biennale de Venise de 2013, rendue encore plus aigüe par les débats récents autour de l’inclusion dans les institutions culturelles au niveau des collections, programmations et équipes.

Comment envisager dès lors la notion d’autodidacte ou d’autodidaxie en tant que processus volontaire d’auto apprentissage ? et pourquoi les notions d’art brut, d’art outsider ou d’art populaire sont-elles restées si longtemps à la marge ? Le titre de l’exposition ne porte-il pas une contradiction inhérente ?

Vue de l’exposition L’énigme autodidacte Photo : A.-L. Fraisse/MAMC+

Il faut, selon la méthode utilisée par la commissaire, dépasser ces questions de légitimité et le mythe du génie solitaire pour envisager des processus de création basés sur des pratiques opératoires autres qui scandent le parcours. Processus d’indexation basés sur l’imitation et l’observation mentale comme chez Frédéric Bruly Bouabré qui invente une écriture poétique empirique en marge de son activité administrative ou le photographe de rue Tchèque Miroslav Tichy qui bricole ses appareils alors qu’il est expulsé de son atelier. Compétences non artistiques comme la radiothérapie pratiquée par la guérisseuse suisse Emma Kuntz qui se sert de son pendule pour réaliser ses dessins ou la pâtisserie chez Francis Palanc. Appropriation d’éléments de la vie quotidienne détournés comme chez Jean-Pierre Raynaud et ses collectes dans les décharges de la banlieue parisienne, recyclés chez Robert Filliou ou Jean-Michel Sanejouand, rapports de classe avec le collectif bordelais Présence Panchounette autour des prétentions bourgeoises affichées dans une visée plus ironique. De l’ironie à la contestation il n’y a qu’un pas que franchissent les autodidactes motivés par des convictions identitaires générées par un traumatisme ou une rupture comme Ceija Stojka et son expérience des camps de concentration, Marcel Bascoulard qui vit dans des abris de fortune, dessine des tenues féminines sur fond moyen-âgeux avant de se faire photographier dans ses tenues à différents âges. Carole Rama en réaction à l’Italie mussolinienne et aux injonctions de genre et de sexualité, imagine des corps entravés de prothèses et chargés d’accessoires érotiques. Christian Boltanski est inscrit dans cette séquence mais se reconnaitrait-il dans cette notion d’autodidacte ? De même pour Sophie Calle dont le père, grand collectionneur lui présente Boltanski ou Arman. Le point d’équilibre est parfois difficile à admettre et la question du contexte social mérite d’être soulevée. Eternelle question de l’inné et de l’acquis qui sous-tend également ce panorama. Maurizio Cattelan qui s’oppose à toute forme d’autorité du savoir et se construit dans l’irrévérence et l’illégitimité fait partie de ces maîtres de l’autofiction permanente. Dernière section autour des cosmogonies personnelles dont plusieurs artistes du parcours pourraient se revendiquer et la question de la pensée par analogie, aujourd’hui réévaluée par les sciences cognitives comme étant porteuse de grande créativité. Un bricolage par la pensée en quelque sorte pour répondre à la nécessité d’organiser sa représentation subjective du monde est le propre des autodidactes. Pendant plus de 20 ans l’artiste béninois Georges Adéagbo marginalisé par sa famille, réalise des agencements d’objets trouvés sur le sable de sa maison selon une approche sémantique et allégorique empirique, tandis que l’artiste émergent Galaxia Wang s’attache à expérimenter une forme d’écriture personnelle tout en poursuivant un Master à la HEAD. Ce projet Colossia (color + synesthesia) phonique et olfactif devient une œuvre totale dans laquelle chacun peut vivre une expérience sensorielle enrichie. Ces virtuosités de la technologies qui élargissent le champ d’investigation des autodidactes nous amènent à l’artiste Justine Emard qui a réalisé dans un laboratoire japonais une vidéo mettant en scène deux robots dotés d’intelligence artificielle allant jusqu’à transférer les capacités de mémoire cognitives de l’un à l’autre. La technologie du machine learning aussi vertigineuse soit-elle ouvre les portes sur la vie artificielle en tant que telle comme le souligne l’artiste dans un passionnant interview dans le catalogue, complément indispensable de cette visite.

Pour conclure ne sommes nous pas tous alors des autodidactes en puissance ? C’est en tous cas le message que laisse la commissaire autour de la notion du talent qui reste un mystère. L’énigme de départ n’est donc pas entièrement résolue mais le mérite de cette exposition, malgré certaines audaces, est de nous inviter à poser un autre regard sur certains artistes redécouverts alors qu’ils avaient été écartés de l’historiographie de l’art et dépasser cette dualité entre savoirs conventionnels et pratiques émancipatrices.

A chacun son génie créateur !

Egalement lors de votre visite, l’exposition de Lionel Sabatté, Eclosion invite à un voyage dans le temps et le vivant, champ de recherches inépuisables pour l’artiste qui donne à voir l’étendue de ses multiples cosmogonies.  Entre une immense création in situ et des milliers de cheveux et de peaux, une plongée abyssale vertigineuse.

Infos pratiques :

L’énigme autodidacte

Jusqu’au 3 avril 2022

Catalogue bilingue aux éditions Snoeck 340 pages, 45 €

Lionel Sabatté, Eclosion

Jusqu’au 2 janvier 2022

Catalogue éditions fabelio, 160 pages, 28 €

https://mamc.saint-etienne.fr/fr