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Paroles de collectionneur, Jean-Philippe Vernes : « Je suis un chasseur solitaire »

Descendant d’une prestigieuse dynastie de banquiers et philanthropes protestants franco-suisses, Jean-Philippe Vernes à la suite d’un tournant radical au mitan de sa vie, décide de se constituer une collection autour de la scène émergente française et internationale. Après Londres, il retrouve l’ancrage de la propriété familiale en forêt de Rambouillet dont il a gardé une parcelle pour y faire construire une demeure au milieu des bois. Trophées de chasse et œuvres contemporaines y cohabitent, Jean-Philippe Vernes aimant susciter des dialogues inattendus, tandis que d’autres œuvres nourrissent son regard aux différentes heures de la journée ou sont prêtées à l’occasion d’expositions. Comme animé d’un sentiment d’urgence et de la fougue de ses 20 ans, il nous livre un portrait sans détour au-delà des normes et des faux-semblants. Un cheminement intellectuel personnel sans cesse renouvelé, où l’on croise aussi bien Henri Michaux, Ignassi Abili, Jan Voss, Marion Verboom, Benoît Maire, Neil Beloufa, Benjamin Sabatier ou Liliana Porter que le XVIIIème siècle, pour la pureté de ses formes. « Je laisse faire mon inconscient et mon instinct et ne suis le conseil de personne » précise-t-il.

Le langage et la poésie, l’abstraction et le conceptuel, la matière et le politique sont les lignes de force d’un voyage mental et d’en engagement sans relâche auprès des artistes dont il aime la découverte. Nous nous retrouvons au Palais de Tokyo dont il a été membre du jury de sélection du prix des Amis et mécène des Amis, alors qu’il prépare l’ évènement annuel autour de sa collection « Les rencontres du Pré aux pierres-collection Jean-Philippe Vernes » avec performances, lectures de poésie, visites… un temps fort qu’il compte pérenniser.

Quelle est la place de l’atavisme familial ?

Dans la famille Vernes collectionner et avoir l’esprit artiste était totalement suspect, au contraire de la grand-mère maternelle de mon père dont l’importante collection d’impressionnistes me fascinait petit.  Adolescent, je me suis interrogé sur pourquoi mes ancêtres Vernes n’avaient pas acquis d’artistes de leur temps. Ma mère avait davantage de sensibilité pour cela. Son père, diplomate, avait un sens aigu de l’art et avait créé dans les années 1930 une collection réputée d’arts primitifs que je côtoyais petit, à la fois fasciné et légèrement déstabilisé par les têtes de christ sanguinolentes ou la conversion de Saul sur le chemin de Damas…

Jean-Philippe Vernes, Le Pré aux Pierres, Rambouillet

A quand remonte le déclic fondateur ?

C’est à l’occasion d’un voyage à bicyclette en Hollande avec ma petite amie de l’époque que j’ai mon premier choc avec le musée Kröller-Müller. L’histoire de Chtchoukine  et Morozov m’avait également interpellée. Je suis loin d’avoir les moyens de telles collections même si une partie du rêve de ma jeunesse est en train de s’accomplir.

Quelle est votre conception de la collection ?

Je suis à l’opposé d’une démarche spéculative et je ne me sépare de rien, si ce n’est de rares exceptions comme un Henri Michaud majeur, petite écriture mescalinienne digne des musées.

J’ai commencé à me faire l’œil sans aucune initiation familiale. Je suis un véritable autodidacte. J’ai cherché à ouvrir mon esprit, sortir du classicisme et comprendre l’avant-garde du début du 20ème et ses artistes majeurs. Je me suis fait mon histoire de l’art en allant beaucoup dans les musées. La collection s’est accélérée depuis une dizaine d’années étant libéré d’un certain nombre de contraintes et de carcans.

Aujourd’hui, j’ai retrouvé le rêve du jeune d’homme de 20 ans et l’enthousiasme pour ma collection s’est décuplé.

La dernière pièce que j’ai acheté remonte à plus tard qu’hier à l’occasion de la foire Drawing Now Alternative, une œuvre de Nicolas Daubannes à la galerie Maubert, galerie dont j’apprécie beaucoup la démarche.

Je soutiens également les artistes par du mécénat ponctuel ou en organisant cet événement chez moi à la campagne « Les rencontres du Pré aux pierres ». Une passion que je veux partager et que j’ai en moi depuis toujours. Si je vis avec mes œuvres, ce n’est pas un plaisir égoïste et solitaire et j’ai la chance d’avoir ce joli endroit que j’ai construit après m’être séparé avec mon frère de la propriété familiale, décision lourde de sens à mes yeux.

De plus, je réponds volontiers à des demandes de prêts comme à l’occasion de la remarquable exposition Dancing Machines au Frac Franche Comté sous le commissariat de Sylvie Zavatta et Florent Maubert avec cette grande photo de Paul Mpagi Sepuya autour de la question du corps nu masculin et ses stéréotypes. Je prête à nouveau pour leur exposition actuelle Danser sur un volcan une oeuvre de l’artiste polonaise Ewa Axelrad qui traite de sexualité et de genre.

La collection dessine-t-elle un portrait en creux de vous ?

Tout à fait. Elle est l’élément clé d’un chemin personnel. Elle incarne aujourd’hui une sorte de voyage mental avec une grande part d’art conceptuel. Au fil du temps mon œil s’est aiguisé et j’achète des choses beaucoup plus pointues, même si le point d’ancrage reste le même. Je navigue entre la poésie surréaliste et la poésie plus classique que j’ai beaucoup lue dans ma jeunesse. Ma collection essaie de capter l’impalpable à travers ce lien à la poésie, à la manière, à une abstraction conceptuelle. Au-delà de cette dimension introspective et existentielle, elle ouvre à une dimension politique du monde.

Quelle est votre première œuvre ? L’avez-vous toujours et en quoi est-elle révélatrice ?

Cette œuvre, acquise en 1973, que j’ai toujours et réussi à retrouver après l’avoir perdue dans mon déménagement est un poème de Michel Butor, illustré par Herold à l’époque de leur collaboration.

Elle est bien un signe révélateur de ce qu’une partie de la collection va devenir, même si on ne le découvre qu’après lorsque l’on se retourne sur le chemin parcouru. Je dois préciser que si cette collection est encore assez jeune c’est à cause d’un certain nombre d’obstacles rencontrés à une époque où j’aurai pu avoir plus de moyens quand je travaillais à la City.

Ma 2ème acquisition remonte à 1978 autour de la fin de la figuration narrative avec Jan Voss que j’ai toujours avec fierté.

Pourquoi ce sentiment d’urgence qui vous anime ?

Tout d’un coup la date de naissance devient impressionnante. L’année prochaine je vais changer de dizaine et je sens que je dois faire les choses maintenant. Il y a d’autant plus urgence que les choses que je voulais faire à 50 ans non pu être réalisées à l’époque.

De plus il y a clairement une accélération depuis la sortie du confinement, un effet booster.

La répartition des mediums et des nationalités :

J’ai peu de peintures y étant moins sensible, excepté une grande toile de l’artiste George Autard qui est une sorte de peinture mentale acquise en 1983 et une autre de l’artiste grec basé à Berlin Konstantino Dregos, complétés par un pliage d’Hantaï et un paysage de Vincent Bioulès, fondateur de Support Surface.

Je collectionne peu la vidéo, ce qui m’intéresse étant les questionnements autour de l’image comme chez Noémie Goudal découverte à la galerie londonienne Edel Assanti que j’ai beaucoup fréquenté et que j’apprécie. J’y ai découvert également le jeune peintre portugais Hugo Lami Perreira.

La provenance géographique d’un artiste n’est pas un critère pour moi. Pour vous répondre néanmoins, la scène sud-américaine est bien représentée, de même que les artistes arabes contemporains. Je me suis tout récemment tourné vers les artistes chinois par le biais de la hdM gallery (Hadrien de Montferrand) et acquis les œuvres de Qian Jiahua et Yun Yongye.

La matière

Il est évident qu’il est difficile de chercher à faire entrer ces œuvres dans des catégories qui restent perméables.  

Je citerais tout d’abord Anish Kapoor même s’il n’est plus dans la collection. J’avais acheté à la fin des années 1980 toute une série de projections de matières sur papier.

J’ai une sculpture de Sophie Whetnall (Michel Rein) artiste belge qui travaille autour des notions de clair-obscur, de paysage dans des mises en tension spatiales dynamiques.

Benjamin Sabatier mêle le bois et le béton autour du geste, du savoir-faire, de la matière dans une vision politique de l’art, loin de toute marchandisation. Je l’ai découvert chez Thomas Bernard.

Autre sculpture de Lea Dumayet, diplômée des Beaux-Arts de Paris qui traite de l’équilibre à partir de ses collectes sur les plages de la méditerranée, des éléments naturels polis par l’air, l’eau ou le sable qu’elle associe à des tiges métalliques aériennes d’une grande poésie.

Claire Morgan, Prix du dessin de la Fondation d’art contemporain Daniel et Florence Guerlain, développe une réflexion sur le vivant en ayant recours à la taxidermie dans des installations d’une grande rigueur autour de la fragilité du monde et de la disparition de certains écosystèmes.

Gabriel Rico, artiste mexicain acheté à Frieze. Ses installations composites entre artefacts et éléments naturels qu’il collecte et agence dans des combinaisons inattendues.

Le langage et le conceptuel  

Je commencerai par le Diptyque d’Ignasi Aballique j’avais choisi de présenter à Laurent Dassault lors d’une interview parce qu’il est très représentatif.. D’une grande sobriété, il se compose de deux feuilles A 4 avec uniquement ces mots inscrits : « transparente » « invisible » comme pour témoigner de la portée poétique de l’art contemporain. C’est une œuvre que je trouve proche de l’installation de Ryan Gander pour dOCUMENTA 13 « I need Some Meaning I Can Memorise (The Invisible Pull) » un grand souffle d’air qui traversait une salle nue d’exposition pour en chasser les idées renfermées.

Du côté du langage également l’artiste péruvien Nicolàs Lamas qui part d’un poème en espagnol dont les multiples traductions conduisent à l’essentiel « El tiempo el luego no lo soy – Le temps, le lieu, je ne le sais » accompagné d’un gant, grand questionnement sur la finitude dans ce collage. Il est représenté par la galerie Messen De Clercq dont j’apprécie beaucoup les choix.

Installation d’Octavio Abundez, artiste mexicain qui explore la corrélation entre le spectre des couleurs et des citations décrivant des sentiments aussi ambivalents que la violence, la résistance, l’empathie.

Autre artiste mexicain Jorge Mendez Blake que j’avais découvert lors de l’exposition du  Musée d’art moderne de Paris en 2012. Il appartient au groupe de Guadalajara le plus connu étant José Davila. Architecte de formation, il associe le mur comme métaphore d’une lutte individuelle signalée par des livres engagés.

Mounir Fatmi puise dans sa double culture une réflexion sur les enjeux politiques et conflits religieux contemporains. Il croise des dessins modernistes des années 1930 avec un tapis qui représente les lieux saints de l’islam. En creux, c’est une façon de dire que l’islam peut être aussi dans la modernité.

Autre artiste franco-marocain, Mounir Ayache, actuellement exposé aux Grandes Serres de Pantin qui interroge aussi la post modernité de l’islam à partir du courant de l’arabfuturism (inspiré de l’afrofuturism) s’appuyant sur de la science-fiction ramenée à des expériences familiales.

Neil Beloufa artiste franco-algérien déconstruit la fabrication des imageries culturelles de propagande. Sa grande installation algorithmique au Palais de Tokyo L’ennemi de mon ennemi proposait une autre version des récits dominants officiels.

Les dessins de l’artiste hongrois Kàroly Keserü découvert à la galerie londonienne Patrick Heide déjà citée, relisent la place des artistes de l’avant-garde à partir de compositions rhizomiques surprenantes où il est question d’emprunts populaires tels que la musique ou les textiles.

La poésie

Je citerai l’artiste Enrique Ramirez, l’un des finalistes du prix Marcel Duchamp 2020 que je soutiens par le biais de l’ADIAF. A travers ce lien à la mer, lieu de mémoire politique et poétique pour le Chili il pose un regard méditatif qui n’en est pas moins politique et engagé.

Liliana Porter, artiste argentine internationalement reconnue basée à New York, dans des installations miniatures manipule notre perception du réel comme avec cette femme assise devant une grande pelote de fils de cuivre, sorte de mélancolie et de vanité sur le temps qui passe. Elle était dans la programmation de la Biennale de Venise de 2017.

Kapwani Kiwanga, lauréate du Prix Marcel Duchamp 2020, qui à partir d’installations très sensibles à partir de plantes, interroge systèmes de pensées et de pouvoir dans une perspective anthropologique. Elle est représentée par la galerie Poggi dont j’apprécie la ligne.

Benoit Pype un chercheur de l’aléatoire. Une approche sensible et poétique avec ses sculptures presque en apesanteur ou soumises à de micro-changements. Aux confins de l’imperceptible, il invite à la lenteur, à un autre rythme. En 2012 il avait transformé le Palais de Tokyo en atelier-laboratoire.

Benoit Piéron fait de sa maladie une œuvre de la résilience à partir de ce qu’il considère des reliques de ses séjours en hôpital depuis son enfance. La pensée queer l’aide à transcender le corps meurtri ou l’idée de la mort.

Jonas Delhaye (galerie Maubert) est grand poète qui écrit des vers sur des feuilles de chêne.

Luca Vitone (Michel Rein), conçoit de larges tableaux de poussière, réflexion sur la mémoire, les traces de nos vies dans ces échantillons qu’il collecte.

Claudio Parmiggiani, est essentiel dans la collection à cause de sa réflexion sur l’art en alchimiste de la matière. A partir de la terre, de la suie, de la poussière ou de l’or, ses œuvres éphémères traitent de l’absence, de la trace, du mystère d’un lieu.

Soutien à la scène française

La scène française m’intéresse beaucoup et je suis engagé à plus d’un titre.

D’une part, je fais partie de l’association de soutien à l’art émergent franco-anglais intitulée Fluxus Art Project, dont je suis membre du comité de sélection d’artistes que nous finançons et encourageons à voyager des deux côtés de la Manche et ce malgré le brexit.

Je fais partie de l’ADIAF et des Amis du Palais de Tokyo.

Ce contact permanent avec la création contemporaine a été favorisé lors de mes visites d’ateliers dans le cadre du comité de sélection du Prix des amis du Palais de Tokyo notamment autour de l’artiste colombien Andrés Baron, finaliste du Prix en 2018.

Je trouve pertinent d’être dans des jurys de sélection et de promouvoir également ainsi les artistes.

Le rapport à l’histoire et à la famille

La famille Vernes est Franco-suisse, persécutée par la révocation de l’Edit de Nantes, c’est à la Révolution qui nous a restitué la nationalité française. J’assume ces racines et cette filiation tout en étant pleinement de mon temps. On peut être plusieurs choses à la fois !

Ce goût pour l’histoire je le retrouve dans mes responsabilités au sein du conseil d’administration des Amis du Musée de la Toile de Jouy, Oberkampf étant l’un de nos ancêtres. Son parcours d’entrepreneur exemplaire préfigure la future révolution industrielle. Graveur et coloriste venu d’Allemagne, il fonde un atelier d’impression de tissus en 1760 à Jouy en Josas qui va devenir la plus grande manufacture d’Europe. Naturalisé français, il est anobli par Louis XVI et sera décoré de la Légion d’Honneur par Napoléon. Bénéficiant de la proximité de la Cour de Versailles, son entreprise va péricliter à la chute de l’Empire.

La Suisse 

C’est un pays qui a de grande artistes. J’aurais aimé avoir Olivier Mosset ou Valentin Caron dont les cotes sont devenues astronomiques. Il y a surtout un cadre intellectuel autour de l’art contemporain suisse qui est majeur si l’on pense notamment au Swiss Insitute de New York ou au Pavillon Suisse de la dernière biennale de Venise. A Crans je fais partie d’une association Swiss Made Culture qui soutient les acteurs culturels suisses. J’y ai rencontré des têtes pensantes. Les suisses ne donnent de leçons à personne alors que ce sont des exemples.

Etes-vous animé par l’idée de la transmission ?

Mes filles n’étant pas intéressés par ma démarche, ce que je regrette, je parlerai plus de laisser une trace.

Quelle prochaine étape imaginez-vous pour le Pré aux pierres ?

Le lieu est encore jeune mais je pense déjà à plusieurs possibilités comme d’inviter un commissaire extérieur à poser son regard sur la collection le temps d’une carte blanche.