Interview de Kapwani Kiwanga au Crédac : « Ces questions de camouflage, de visibilité et d’invisibilité, de stratégie de survie et de subsistance de cultures traversent un certain nombre d’oeuvres de l’exposition »

Kapwani Kiwanga, Matières premières,2020 ©Kapwani Kiwanga / Adagp, 2021 Photo : MarcDomage / le Crédac

Lors de son entretien confiné il y a tout juste un an Claire Le Restif nous dévoilait les enjeux de l’exposition de Kapwani Kiwanga initialement pensée autour des notions étrangement prémonitoires de proxémie et de distances sociales variables selon chaque culture d’après le concept de l’anthropologue américain Edward T. Hall. Afin de s’extraire de ce qui est devenu notre actualité, l’exposition a évolué pour se pencher sur les phénomènes d’asservissement et de résistance à partir des modes de déplacement des graines dans l’histoire, métaphores de la survie de personnes libérées de leur condition d’esclavage, les « marrons » dans les Amériques. Cima Cima, titre choisi par l’artiste librement inspiré d’un terme d’origine arawak passé dans la langue espagnole pour désigner ces fugitifs qui convoquent le destin à partir de stratégies de survivance et d’apprivoisement à partir de plantes. D’une grande force plastique et formelle, le parcours révèle la capacité de l’artiste à interroger et détourner les récits de domination et de pouvoir de façon toujours subtile. Si le politique n’est jamais loin, il est toujours suggéré. Dès la première salle l’installation Matières premières renvoie aux plantations de canne à sucre et aux dérives liées à l’exploitation des ressources et de la main d’oeuvre à travers une déambulation contrainte du corps du visiteur. Puis la culture du riz africain de la variété Oryza glaberrima évoquée à travers une rizière active le temps de l’exposition, pour matérialiser la tradition orale liée à son déplacement par le biais des femmes de l’Afrique de l’Ouest arrachées de leur terre et contraintes à l’esclavage. Caché dans leurs cheveux sa survivance est alors assurée. Une tapisserie évoque également cette transplantation transocéanique avec ces répliques de verre de grains de riz, tandis que l’artiste a invité Noémie Sauve qui traduit dans ses dessins des graines paysannes de tomates non stérilisées. Dans la troisième partie du parcours Kapwani Kiwanga aborde avec « The Marias » différents aspects de la condition féminine à travers la fleur de paon, connue pour ses propriétés abortives par les femmes des Amériques mais également comme passe-temps pour les femmes de la société victorienne reléguées à la confection de fleurs ornementales en papier, tandis que la botaniste Anna Maria Sibylla Merian a été l’une des premières à explorer le Suriname rappelant cette quête scientifique occidentale de cartographie du vivant qui s’est faite par la domination de la flore et de la faune. Enfin la vidéo « Vumbi » explore la notion du soin.

En attendant l’ouverture de l’exposition au public un ensemble de tables rondes (compte Facebook du Crédac) a été imaginé pour prolonger les perspectives et débats.
Kapwani Kiwanga dont la dernière exposition d’envergure en France remonte en 2016 à l’invitation de Julie Pellegrin à la Ferme du Buisson, a été lauréate du Prix Marcel Duchamp en 2020.
Elle a répondu à mes questions.


Comment avez-vous décidé avec Claire Le Restif de faire évoluer l’exposition initialement prévue au printemps 2020 ?

J’avais proposé en réponse à l’invitation de Claire Le Restif et son équipe, un projet participatif en lien avec la distanciation sociale qui s’est trouvé lié à une situation très lourde vécue par beaucoup de gens. De plus ce que je voulais proposer dans cette exposition n’était pas lié à l’actualité mais envisage plutôt l’espace entre les corps et sa codification sociale et politique. Cela aurait pu alors être mal interprété ou connecté au contexte actuel, ce qui n’était pas pertinent à mon sens.

Enjeux et parcours de l’exposition

Ces questions de botanique et de nature sont souvent présentes dans mon travail même si je voulais ici prendre un axe autour du marronnage comme une stratégie et une histoire mal connue, qui permet d’échapper à quelque chose et de construire quelque d’autre, toujours en lien avec la nature. Des questions qui nous occupent beaucoup en cette période de confinement avec la résurgence de la nature, la vocation de nos villes mais que j’explore d’un point de vue historique particulier, une subjectivité propre aux afro-descendants ou aux personnes qui ont subi les violences de la traite d’esclaves.

Noémie Sauve, motif vivant nº2, 2018 Crayon et graines de tomates issues des semences paysannes sélectionnées et cultivées par Guillaume Leterrier, passage Machouart à Aubervilliers en Seine-Saint- Denis, ancien siège social
de l’association Clinamen, 15 × 21 cm Collection privée / Courtesy de l’artiste Photo : MarcDomage / le Crédac

Le territoire du Suriname a une place importante dans cette exposition à travers trois oeuvres qui s’appuient sur son histoire et celle des afro descendants, les marrons. Matières premières dans la première salle aborde plutôt les Amériques et la plantation des cannes à sucre, à travers la question d’un rapport avec la terre non pas fondé sur une culture mais sur une extraction pour alimenter toute une économie du sucre avec ce que cela a généré comme structures de domination sociale et économique. Avec la vidéo Vumbi plus ancienne, dans la salle où nous nous trouvons, l’on assiste à un rapport à la nature par le geste et le soin, je nettoie les feuilles d’un arbuste dans une zone rurale de Tanzanie. J’ai aussi invité l’artiste Noémie Sauve à exposer ses dessins de graines de tomates qui sont préservées comme dans une archive, pour être plantées plus tard et confrontées à la réalité, si l’on veut que cette espère survive sans quoi elle va disparaitre. Cette question de confrontation des gènes à un environnement hostile ou toxique est la métaphore d’une nécessaire adaptation en rapport avec un contexte qu’il est vain d’ignorer. D’autres sérigraphies blanches sur papier montrent des espèces animales considérées comme éteintes les « taxons Lazare » et qui refont leur appariation des années plus tard. Ces questions de camouflage, de visibilité et d’invisibilité, de stratégie de survie et de subsistance de cultures traversent également la rizière et un certain nombre d’oeuvres.

Matières premières, une réponse à l’in situ

L’équipe du Crédac avait tout installé et je suis arrivée pour sculpter la matière en quelque sorte, trouver les bons rythmes, la juste longueur des lés de papier… Comme souvent avec les pièces in situ, on travaille peu à peu jusqu’à trouver l’exact moment, entre équilibre et déséquilibre, et on ne sait pas toujours à quoi cela tient. Les distances au sol évoquent la distance de 90 cm qui sépare les plantes, une mesure agricole.

Vue de l’exposition Cima Cima, 2021 Centre d’art contemporain d’Ivry — le Crédac © Kapwani Kiwanga/ Adagp, 2021
Photo : Marc Domage / le Crédac

Le choix du titre « Cima Cima »

C’est une sorte d’invention, de nouveau langage à partir de la racine cimarron, l’évolution du terme espagnol pour désigner le marronnage. Une référence que je ne voulais pas trop littérale mais chantante comme un appel à venir, à écouter, à être curieux.

The Marias

A travers cette métaphore de la plante, ce sont trois figures de femmes qui m’ont inspirées. Tout d’abord la figure la plus historique, la naturaliste et botaniste Anna Maria Sibylla Merian célèbre pour ses avancées scientifiques réalisées au Suriname sur la métamorphose des chenilles en papillon. On lui doit l’importance de l’évolution dans le processus de la vie.

Egalement un groupe de femmes fictives, privilégiées de l’Angleterre victorienne cantonnées à des occupations domestiques de confection de fleurs de papier et enfin, à travers les propriétés abortives de cette fleur connues par des femmes autochtones et transmises à des femmes en condition d’esclavage qui les ont adaptées. Le choix du titre au pluriel, ces 3 « Maria » représentent à la fois une femme chercheuse scientifique, une femme de la Haute société et une femme, mise en condition d’esclavage. Ces trois histoires coexistent et incarnent une certaine condition féminine, entre guillemets. Une lecture subjective et singulière que je fais de l’histoire afin que chacun.e puisse se l’approprier.

Programme des Tables Rondes : Facebook du Crédac
Centre d’art contemporain d’Ivry – le Crédac | Facebook


Kapwani Kiwanga est représentée en France par la galerie Jérôme Poggi, Paris.


Infos pratiques :


CIMA CIMA
Kapwani Kiwanga
Dès la réouverture des lieux culturels

jusqu’au 11 juillet 2021

LE CRÉDAC (credac.fr)