Lauréate de la résidence curatoriale de la Fondation Fiminco 2020-21, Anabelle Lacroix, commissaire et critique d’art franco-australienne a mené lors de ses 11 mois de résidence un programme pluridisciplinaire autour de la nuit comme espace de dissidence et de désynchronisation des corps qui prend la forme du projet Freedom of Sleep = A temps et à contre-temps, conçu en plusieurs cycles, une exposition mais aussi des performances, des projections, workshops, débats.. A partir de nos insomnies, encore plus prégnantes lors du confinement, les artistes choisis revendiquent une approche créative et mutante d’une veille nocturne à rebours des normes de compétitivité et d’efficacité exigées par le capitalisme cognitif. Le loisir, la paresse, la sieste, ces états transitoires propices à l’imaginaire et à l’errance. Un temps disponible du cerveau en résistance que sonde les artistes et musiciens rassemblés dans l’espace emblématique de La Chaufferie. Le son est en effet très présent tout au long du cheminement proposé.
Au niveau 0 nous sommes accueillis par l’installation in situ de l’artiste lettone Evita Vasiljeva basée à Paris et actuellement en résidence à la Fondation Fiminco qui ponctue les différents espaces du parcours à l’instar de ces réverbères publics synonymes d’une ambiance apaisante dans nos villes, des repères pour nos trajets au quotidien. Puis la vidéo des artistes Sonia Lebert et David Chesworth « Mission Crimps » nous plonge dans le labyrinthe des connexions de notre cerveau sous la métaphore de tous ces câbles sous-marins où transitent les flux des data dans un continuum invisible et vertigineux que signale le son omniprésent. Avec les Brain Blankets ou « couvertures de l’anxiété » customisées par Rosie Isaac et Aodhan Madden, leurs dessins nocturnes reflètent un état de fièvre et d’angoisse, tandis que l’installation de l’artiste suédoise Katja Aglert nous invite à nous reclure dans une sorte de pénombre d’où émergent des contes sonores. Avec l’installation « Notes de chevet, Point de vue » l’artiste tunisienne Farah Khelil cristallise en l’objet de la table de nuit ce que disent de nous les objets que nous y posons. Ces broderies, documents, lettres que nous collectionnons et aimons garder près de notre oreiller. Le portrait de l’artiste israélienne Alona Rodeh termine ce premier chapitre du parcours avec cette photographie prise au flash qui souligne un regard plein de fatigue et de tension.
Au 1er niveau nous sommes accueillis par la série de posters et de sonneries d’alarmes de l’entité queer para institutionnelle Debris Facility Pty Ltd. qui pointe les mécanismes de dominations inscrits dans l’un des symboles d’une logique administrative, l’emploi du temps. La vidéo de l’artiste australienne Zoe Scoglio filmée lors du 1er confinement au nord de Melbourne sur les terres du peuple Dja Dja Wurrung explore l’obscurité comme vecteur de conscience d’un imaginaire élargi et décolonial.
Pénétrer dans la grande salle de la Chaufferie est toujours une expérience assez magique et d’autant plus avec la partition sonore proposée par Anabelle Lacroix qui a conçu un espace d’écoute sous la forme d’une agora où l’on peut s’installer et se poser, méditer comme avec Antoine Bertin qui a traduit le génome du coronavirus dans un tempo sonore calqué sur l’évolution de la pandémie. L’installation de Johanna Rocard que la commissaire a rencontré à Rennes autour de rituels réactivés entre dancefloor et danses de sorcières vernaculaires est tout à fait déroutante et séduisante, tandis que le collectif Black Power Naps revendique une réparation par le sommeil aux personnes exploitées et dans un état constant de fatigue sous la forme d’une installation et d’une initiative curatoriale : le Black Power Magazine et Black Power Naps Dream : guide pour mieux dormir. Andrés Avila Reyes, artiste colombien inscrit sur des draps l’expérience traumatisante de la guerre devenue quotidienne. Philipp Timischi artiste autrichien en résidence à la Fondation Fiminco revendique la fluidité des genres à partir d’images du monde de la nuit et des clubs extraites de leur contexte et mises en plein jour dans des espaces synonymes de pouvoir comme en face du parlement suisse. Alexander Powers/Female Wizard qui milite pour la représentation des artistes transgenres rejoue l’épuisement du corps comme dans le travail à la chaîne. De même Alona Rodeh artiste israélienne basée à Berlin, qui propose l’œuvre la plus emblématique du parcours à partir de la façade de La Chaufferie dont elle repense l’éclairage à partir de sa réflexion sur l’éclairage public lié à cette même injonction de productivité.
Au niveau 2 qui offre un fascinant point de vue l’artiste sud-coréenne Joon Yoo en résidence à la Fondation Fiminco, trace des partitions autour du rythme sociétal imposé à nos corps et nos esprits tandis que l’artiste Violaine Lochu et la musicienne expérimentale Méryll Ampe revendiquent un espace de métamorphose transdisciplinaire sonore. Véritable étape du parcours la journée d’étude conçue avec le Laboratoire Espace Cerveau de l’IAC de Villeurbanne que Nathalie Ergino nous avait décrit dans son interview en mai 2020 (relire) intitulée « La nuit. De l’insomnie au rêve éveillé : un espace-temps de subversion ? » en lien avec l’exposition d’Apichatpong Weerasethakul, prolonge cet état de veille nocturne propice à toutes les mutations possibles de rythmes et de genres.
On l’aura compris cette exposition au-delà de son assise scientifique et sociétale nous donne à voir la démarche d’artistes internationaux encore peu connus en France. Retrouver son horloge interne, revendiquer le lâcher prise et le décentrement, explorer les porosités entre veille et sommeil, action et inaction, sont autant de défis soulevés qui rejoignent une présence active à notre monde. Des enjeux écologiques magistralement mis en musique.
Les Lauréats 2021 Résidence :
Félicitations à : Agata Ingarden, Ahmad Karmouni, Alain Nsenga Pelesa, Ali Eyal, Baptist Coelho, Corinna Gosmaro, Gabriel Moraes Aquino, Giuliana Zefferi, Isaac Lythgoe, Ismail Alaoui Fdili, le duo Ittah Yoda (Kai Yoda & Virgile Ittah rencontrés à Nice-OVNi festival), Louisa Gagliardi, Louise Mervelet, Marina Xenofontos, Mehdi-Georges Lahlou et Winnie Mo Rielly.
Ils ont été retenus parmi 750 candidatures par un Jury constitué de : Bénédicte Alliot (Cité internationale des arts de Paris), Simon Castets (Swiss Institute New York), Chiara Parisi (Centre Pompidou-Metz), Julien Fronsacq (Mamco Genève) et Dirk Snauwaert (Wiels Bruxelles).
Infos pratiques :
Freedom of Sleep
Anabelle Lacroix
Jusqu’au 16 mai
Site de l’exposition : agenda des évènements
