Fanny Gonella, directrice Frac Lorraine photo Clément Sauvoy avril 2021 présentation professionnels
Une démarche inclusive auprès des publics s/Sourds et minorés incluant l’ensemble des équipes, un workshop auprès des soignants de l’hôpital de Sarreguemines, l’acquisition de performances et d’œuvres en éditions illimitées, sont quelques uns des chantiers lancés par Fanny Gonella depuis son arrivée à la direction du Frac Lorraine, Metz.
Rencontre avec celle qui envisage la géographie entre ces 3 FRAC comme une opportunité pour imaginer des circuits autres de circulation et de diffusion des oeuvres. Un regard pluriel aiguisé lors de ses années au Künstlerhaus de Brême, qu’elle décline dans sa vision de l’art ou du commissariat, décentrée et non linéaire.
Preuve en est avec l’exposition « A plusieurs » conçue avec Agnès Violeau, curatrice au Frac, qui met en lumière des artistes des diasporas africaines dans une approche ouverte et à rebours des mécanismes habituels de travail, chaque artiste invitant lui-même d’autres artistes de sa communauté. Après une visite passionnante autour d’univers à chaque fois très différents et en rupture, elle a répondu à mes questions.
Genèse de l’exposition A plusieurs 49 Nord 6 Est -Frac Lorraine
Notre volonté était de repenser des perspectives et mécanismes habituels de travail.
Je trouve important de refléter la diversité qui nous entoure au sein même de la
programmation, et pas de la prendre en compte seulement à partir du moment où nous travaillons avec les publics. Nous avons alors souhaité que plusieurs points de vue cohabitent, divers positionnements issus des diasporas africaines, en invitant des artistes se situant à différents endroits, dans une généalogie qui part de personnes extérieures au Frac. On ne peut donc plus dès lors parler de commissariat au sens classique, les artistes ayant eux-mêmes invités d’autres artistes.
Comment avez-vous procédé aux choix des 4 artistes avec Agnès Violeau ?
Les artistes avaient commencé à être sélectionnés avant l’arrivée d’Agnès. Cela s’est réalisé au fil d’échanges avec différentes personnes. J’ai entendu parler de Tabita Rezaire par le biais de l’artiste Claudia Medeiros. Christelle Oyiri, qui était venue faire une performance en décembre 2019, m’a parlé de Tarek Lakhrissi. Pour Josèfa Ntjam c’est grâce à Barbara Sirieix, commissaire indépendante, que j’ai découvert son travail et réalisé qu’elle était originaire de Metz, ce qui rejoignait mes questionnements autour de l’articulation entre les actions du Frac et la question d’un territoire environnant, soulevant bien sûr celle des diasporas africaines en France. Quant à Kengné Téguia que nous avons rencontré avec Agnès, cela s’est fait par un autre chemin, et nous l’avons invité même alors qu’il ne s’inscrivait pas dans une communauté. Mais il est finalement déjà plusieurs à lui tout seul.
Quel panorama se dégage de ces propositions ?
Nous avons des atmosphères très différentes, sans continuité et ou enchainement causal entre les propositions. Chaque passage d’une salle à l’autre fait entrer dans un univers différent. Que l’on passe d’une atmosphère plus nocturne, presque aquatique chez Josèfa Ntjam, à l’installation de Tarek Lakhrissi, avec les peintures d’Ibrahim Meïté sikely et d’Inès di Folco dans une forme d’intensité presque incandescente, pour monter vers un univers plus calme et méditatif chez Tabita Rezaire et ensuite redescendre et aborder les extrêmes, tester notre résistance physique et nos limites perceptives avec Kengné Téguia. Nous sommes plus dans un déroulé de parcours que face à des œuvres qui se juxtaposent pour produire un tout. Cela n’empêche pas que chacun y trouvera des échos, des liens selon sa sensibilité et ses références visuelles. De manière générale il y a néanmoins des composantes communes qui se dégagent, des réflexions autour de la matière au sens physique et métaphysique, de la cosmologie, des forces d’attraction, l’expression d’une autre relation entre sujet et objet et une composante sonore très présente.
Vous amorcez un processus de déconstruction de nos réflexes d’entendants
autour de l’invitation faite à l’artiste Kengné Téguia, allez-vous poursuivre cette
médiation en langue des signes ?
Nous avons commencé le travail par une formation de sensibilisation à la culture Sourde. Plusieurs personnes de l’équipe en lien avec l’accueil des publics ont suivi une formation plus approfondie en langue des signes, et d’autres sont entrain de véritablement l’apprendre selon un choix qui avait été formulé d’ailleurs avant tout cela. Nous effectuons aussi un travail auprès des associations pour qu’elles soient au courant des possibilités mises à leur disposition. Nous étudions comment l’on pourrait sous-titrer et accompagner en LSF les événements par la suite à ce public, étant donné le budget que cela implique. Cela nous a conduit à repenser l’économie de nos projets, en diminuant par exemple le nombre d’évènements pour les rendre respectueux de tous. C’est un processus qui, une fois enclenché, ne peut s’arrêter comme ça. On devient automatiquement sensible au sujet, d’autant plus que nous avons une nouvelle collègue qui a intégré l’équipe et qui est s/Sourde.
Espace prospectif Degré Est est activé par les 3 Frac Du Grand Est, en quoi le profil d’Aurélie de Heinzelin rejoint-il cet ancrage et engagement territorial ?
Cette programmation se fait toujours en alternance, sur proposition de l’une des trois directrices des Frac du Grand Est et Aurélie a été invitée par la directrice du Frac Alsace, Felizitas Diering. Avant nous avions accueilli Thomas Schmahl, proposé par Marie Griffay, directrice du Frac Champagne-Ardenne et avant cela Emma Perrochon, que j’avai proposée. Il y ainsi différents territoires et différentes manières de regarder l’art, chacune ayant sa sensibilité, ce qui devient intéressant puisqu’une pluralité de points de vue sur l’art émerge au travers de cette structure de programmation. Cela implique comme une perte de contrôle pour nous, et pour le visiteurs un effet de surprise, un peu comme si on allait dans un endroit différent à chaque fois ! Ce qui est intéressant aussi est la solidarité qui apparaît et les circulations qui ont lieu, comme lorsque les rémois ou les strasbourgeois se déplacent pour aller soutenir les artistes exposés.
En terme de collection, quels vos priorités et axes de développement ?
C’est un vaste sujet. La collection du Frac a une identité déjà marquée, qui est donc à compléter plus qu’à défaire. Tout d’abord nous poursuivons ce travail de rééquilibrage entre artistes hommes et artistes femmes, car malgré un achat exclusif de plusieurs années d’artistes femmes, nous ne sommes qu’à 37% ! Ce déséquilibre historique est vraiment surprenant après une politique aussi affirmée, il rappelle que cet écart historique mettra longtemps avant d’être comblé. En passant, lorsqu’on observe des musées aux Etats-Unis vendre des œuvres de leur collection pour pouvoir prendre en compte la diversité qui les entoure, on se dit qu’il n’est jamais trop tard pour se réévaluer.
La première année, au cours de nos discussions avec le comité technique, nous nous sommes rassemblés autour de la question de l’économie de l’art, notre rôle et nos responsabilités. Comme certains membres n’étaient pas familiers des Frac, des questions
se sont posées : Quelle est le la mission de politique – culturelle d’un Frac et quelles œuvres pourraient être à même de refléter la dimension pédagogique de ses projets ? Nous avons proposé entre autres des œuvres autour de la question de la transaction, ou autour de la question de la propriété dans le prolongement du colloque organisé sur ce sujet en 2019. Dans cette logique, nous avons acquis une l’œuvre de Cameron Rowland, que l’on ne peut garder que 3 ans avant de devoir la rendre ensuite. La réflexion sur l’archive a aussi été centrale dans nos acquisitions, celle-ci étant constituant une histoire que l’on reconfigure à chaque fois.
Dans le cadre du travail en commun à l’échelle du Grand Est, nous développons des focus différents pour nous faire profiter de nos expertises respectives. Au Frac Lorraine, en lien avec l’histoire de cette collection, nous avons décidé de nous lancer dans l’acquisition de performances, à raison de une à deux par an. C’est un processus d’acquisition à part, qui nécessite tout un réseau de savoirs à développer, comme actuellement autour pour l’œuvre de Myriam Lefkscowvitzch. Cela implique une autre temporalité, notamment pour la rédaction de la « bible de production », et d’autres modalités de travail puisque l’université d’Edimbourg est également impliquée. La rémunération est alors liée à la rédaction de cet outil de production.
La question de la rémunération de l’artiste est aujourd’hui au centre du débat, de même que la question de son statut, un problème que l’on a essayé de mettre sous le tapis en se concentrant sur la question des droits de présentation des œuvres, notamment celles qui ont été achetées pour des collections publiques. Les artistes sont ainsi achetés puis rémunérés au moment de la présentation, ce qui concentre malheureusement les efforts sur des artistes déjà achetés. On se retrouve alors à produire une concentration des revenus. Les modalités de rémunération, redéfinies par les artistes lors du processus d’acquisition, font partie d’ un travail de fond à qui est déjà engagé par certain.e.s.
Quel bilan faîtes-vous depuis votre arrivée au Frac Lorraine ?
Je venais de l’étranger sans avoir vraiment côtoyé les Frac dans mon quotidien, même si j’arrivais en connaissant la collection du Frac Lorraine et sa programmation.
Cela demande du temps pour faire connaissance avec la une région, les interlocuteurs et les possibilités qui existent. Ce qui me rend heureuse, ce sont les actions qui ont pu être lancées et que je n’aurais même pas osé imaginer il y a 3 ans, et d’autant plus dans ce contexte de pandémie.
Nous avons ainsi décidé d’acquérir des œuvres d’artistes en éditions illimitées, c’est-à-dire des œuvres qui pourront être produites sans limitation de nombre, qui pourront être emportées par les publics, leur donnant ainsi la possibilité de faire l’expérience de l’œuvre quel que soit le contexte dans lequel ils ou elles se trouveront.
Notre idée est de repenser le circuit de distribution des œuvres d’art, une réflexion profondément liée au rôle d’un Frac. Nous allons pouvoir imaginer des circuits de distribution d’œuvres dans de nouvelles condition, dans des lieux aussi divers que des établissements scolaires, des bibliothèques, des associations, des hôpitaux, ou même des marchés.
Nous avons commencé à travailler avec le service des urgences de l’hôpital de Sarreguemines l’été dernier et cela a été une expérience magnifique. Des artistes qui
étaient en résidence de recherche au Frac cet hiver ont ensuite réalisé un workshop avec le personnel soignant. Nous travaillons aussi avec le Parc Naturel régional des Vosges du Nord cet été.
Nous travaillons à proposer d’autres plateformes et contexte de rencontres avec l’art, ce qui est au cœur du projet d’un Frac. Imaginer d’autres contextes de présentation de l’art, tout en sachant qu’il est essentiel que chacun puisse se dire qu’il peut aller dans une exposition et qu’il y est à sa place, d’où l’importance de la gratuité de notre lieu.
Infos pratiques :
En attendant la réouverture…
Take over À plusieurs avec Inès di Folco et Ibrahim Meïté Sikely, sur Instagram
A plusieurs l’exposition
Degrés Est : Aurélie de Heinzelin
jusqu’au 15 août 2021