Sylvie Bonnot, Mue 046, Atlas Ballons (Les Aéroplis), 2017-2018
Gélatine repositionnée, à partir d’une photographie issue des archives du CNES relatives aux essais de ballons stratosphériques, 25 x 17cm – Observatoire de l’Espace ,Transition / Nuit Blanche 2017 au Cnes, Paris. Image©Sylvie Bonnot 2018
L’Observatoire de l’Espace du CNES, Centre National d’études spatiales, propose un dialogue constant avec des artistes autour de l’imaginaire lié aux archives de l’aventure spatiale à travers différents dispositifs : programme de recherche, résidence ou statut d’artiste associé. Gérard Azoulay qui le dirige revient sur cette démarche singulière aux côtés de la photographe Sylvie Bonnot et de la sculptrice Keen Souhlal engagées dans des projets qui malgré la crise, se sont poursuivis cette année. Sylvie Bonnot développe une comparaison entre le cosmodrome de Baïkonour au Kazakhstan et la base spatiale de Kourou, tandis que Keen Souhlal cherche à créer sa matériologie de l’espace, chacune contribuant à amorcer de nouveaux récits. Ils ont répondu à mes questions.
- Quel est l’ADN de L’Observatoire de l’Espace et en quoi ce laboratoire est-il unique ?
L’Observatoire de l’Espace du CNES est le seul laboratoire culturel qui agit au cœur d’une agence spatiale en faveur de la création contemporaine avec des enjeux esthétiques précis. Au travers de nos différents programmes, nous adoptons une démarche que l’on pourrait qualifier d’expérimentale, et qui consiste à offrir aux artistes de tous horizons un accès privilégié aux savoirs et archives de l’aventure spatiale afin de bâtir une approche singulière de l’Espace.
- Avec quels objectifs engagez-vous ce dialogue avec les artistes ?
Ce dialogue vise à nourrir une réflexion contemporaine sur l’Espace, à l’opposé de la perception schématique et fascinée qui lui est souvent associée. En effet l’aventure spatiale est à même d’offrir un terrain fécond pour faire émerger de nouveaux récits. Notre objectif est d’encourager la constitution d’une communauté d’artistes qui, à travers la production de ces nouveaux récits de l’Espace, adoptent des points de vue radicalement différents sur l’univers spatial.
- Comment choisissez-vous les artistes associés à ce programme et que pensez-vous des propositions actuelles ?
Nous disposons de plusieurs modes d’interventions et de dialogue dans l’univers de la création. Quand nous souhaitons explorer des questions particulières, nous émettons un appel à projets. Quand ce sont les artistes qui désirent développer leur travail avec nous, ils candidatent à notre résidence hors les murs. Les artistes associés ont un statut plus particulier fondé sur une certaine complicité construite à l’épreuve des collaborations passées. Les projets de Sylvie Bonnot et d’Erwan Venn, respectivement résidente hors les murs et artiste associé, nous ont séduits par leur potentialité de déplacement narratif, car ils proposent d’aborder l’Espace à hauteur d’homme. En contrepoint des figures majeures de l’aventure spatiale, ils s’intéressent aux foules anonymes et personnages méconnus qui jalonnent cette histoire collective.
- En quoi l’univers des plasticiens Bertrand Dezoteux et Benoît Géhanne rencontre-t-il les deux nouveaux GRACE (Groupe de Recherches Artistiques et Culturelles sur l’Espace) ?
Bertrand Dezoteux et Benoît Géhanne s’intéressent tous les deux à la question du territoire, l’un au travers de films expérimentaux relatant les premiers pas de l’Homme sur une exoplanète[1], l’autre par une approche formelle inspirée de la cartographie. Ces préoccupations résonnent vivement avec les ambitions du GRACE, qui traverse les archives de l’histoire spatiale française au prisme de la construction d’infrastructures – bases de lancement, laboratoires scientifiques ou encore lieux industriels – et de leur impact sur le territoire.
- Quel regard portez-vous sur la crise que nous traversons ?
Pour nous qui travaillons dans un
dialogue permanent avec les artistes, que ce soit en examinant des archives
ensemble, en échangeant des documents, ou encore en scrutant une iconographie
oubliée de l’aventure spatiale, la crise sanitaire et les évidentes mises à
distance qu’elle implique constituent un handicap important pour préserver la
démarche collaborative et joyeuse que nous prônons.
[1] Harmonie, court-métrage réalisé en 2018 par Bertrand Dezoteux
Sylvie Bonnot :
- Comment avez-vous réagi à l’invitation de résidence de l’Observatoire de l’Espace ?
La perspective de cette résidence de l’Observatoire de l’Espace, le laboratoire culturel du CNES, est une formidable nouvelle car c’est exclusivement dans ce cadre qu’il était possible d’envisager un prolongement aux prises de vues de Baïkonour. En effet après une première approche du complexe spatial russe au Kazakhstan en 2019 et en tant que touriste, il est devenu indispensable pour le projet de pouvoir approcher un autre site de lancement emblématique, en suivant le lanceur Soyouz. Cette fois les conditions seront tout autres, induisant davantage d’accès et surtout permettant un travail de préparation précis et documenté grâce à l’équipe de l’Observatoire de l’Espace.
Ce projet s’inscrit dans la continuité de recherches relative à l’archive spatiale débutées depuis plusieurs années, dont le principal temps fort fut le projet des Aéroplis pour l’exposition Transition / organisée par l’Observatoire de l’Espace pour NUIT BLANCHE 2017 au CNES. Ce fut l’occasion d’une transformation de la méthodologie et de l’atelier en laboratoire, dans une logique d’épuisement du document d’archive relative aux essais de ballons stratosphériques du Cnes : un nouveau champs d’exploration.
Progressivement il est devenu nécessaire de faire une expérience physique, tangible, de l’Espace sur Terre pour en rapporter mes propres archives et observer les enjeux qui se dessinaient là, d’abord au sein du cosmodrome russe puis prochainement à Kourou, en Guyane.
- Quelles projections faisiez-vous sur l’espace et son imaginaire avant cette résidence ?
L’invitation de Gérard Azoulay, responsable de l’Observatoire de l’Espace du CNES, en 2013 à participer au Festival Sidération m’avait beaucoup surprise et réjouit évidemment mais c’est en écoutant l’astrophysicien Jacques Paul que j’ai mieux compris le lien avec le spatial.
Ce furent les invitations ponctuelles pour la revue Espace(s), la revue de création publiée aux Editions de l’Observatoire de l’Espace du CNES, qui ont permis une approche du document scientifique, avec beaucoup d’humilité. Je n’avais jamais travaillé avec d’autres images que les miennes, il a été nécessaire de mener une réflexion au long court sur les possibles et les contraintes de tels supports et sujets de recherche. Il me semblait aberrant de toucher à l’intégrité d’images réalisées par d’autres, d’une industrie aussi secrète que fascinante mais les échanges avec Gérard Azoulay m’ont aidée à prendre prise, à trouver une nouvelle liberté grâce à cette matière, jusqu’à une immersion totale dans le document spatial.
Au départ, cela résiste forcément car le commun des mortels n’a pas de prise sur la réalité des expériences dont les images témoignent. Dans mon cas, l’amorce a été permise par l’extension des procédés d’altérations photographiques que je développe, comme la mue avec une critère de départ : le fichier ne doit pas être modifié et le devenir de l’image doit favoriser l’émergence d’une nouvelle lecture de son contenu.
- Vous faites une comparaison entre le cosmodrome de Baïkonour au Kazakhstan et la base spatiale de Kourou, en Guyane pourquoi ?
Tout repose sur le lanceur Soyouz. Cette fusée n’a quasiment pas changé depuis 50 ans, elle a envoyé Spoutnik et Youri Gagarine dans l’espace et des centaines de femmes et d’hommes à destination de l’ISS et aujourd’hui depuis près de 20 ans elle part aussi du Centre Spatial Guyanais à Sinnamary. De la steppe brulante à la forêt amazonienne, il s’agit de mener une étude de géographie comparée autour des gestes, des mouvements, des manœuvres nécessaires à la préparation d’un lancement. Gérard Azoulay évoque un lancement comme une image de cinéma, et après en avoir fait l’expérience il apparait effectivement que la mise en œuvre d’un lanceur est bien plus intéressante car on se focalise d’emblée sur le rapport à l’échelle humaine, qu’ils soient ingénieurs, soldats, ou touristes. La présence humaine au sein de ce type de complexe pose question. Mais que font-ils là ?
La question est très prégnante à Baïkonour, augmentée par la fournaise de la « steppe de la faim ».
C’est ici l’enjeu principal du projet Baikonour Tour et de GSS (Géographies Spatiales de Soyouz) qui trouvera sa place dans le corpus d’ensemble.
- Ce projet donnera lieu à deux expositions à Dijon et à Paris, comment allez-vous les organiser ?
À l’image d’une mission spatiale, c’est avant tout un ensemble de collaborations, donc un travail d’équipe essentiel avec les structures engagées dans le projet et une fusée à plusieurs étages.
La contribution photographique Baïkonour Tour pour la revue Espace(s) #20, lancera le projet dans son ensemble telle une introduction aux trois expositions, à la résidence hors les murs de l’Observatoire de l’Espace, et aux publications à venir d’un catalogue monographique et d’un objet éditorial dédié au projet.
L’invitation de Ségolène Brossette à imaginer une exposition dans sa galerie à Paris et celle de Frédéric Buisson chez Interface à Dijon ont permis d’envisager la production du corpus spatial en plusieurs temps.
L’Espace Jean de Joigny accueillera aussi l’exposition à Dijon en partenariat avec Interface.
Hélène Jagot, Directrice des Musées et du Château de Tours, accompagne le projet Baïkonour Tour en tant que co-commissaire associée aux structures qui l’exposeront ce qui nous aidera à avoir un vue d’ensemble et aussi une idée précise des contenus de chaque exposition.
Les images et les altérations photographiques réalisées dans le cadre de la résidence hors les murs seront intégrées progressivement au corpus en discussion avec l’équipe de l’Observatoire de l’Espace.
Alors à l’état de recherches, le projet a également bénéficié d’une Aide à la Création de la DRAC Bourgogne – Franche-Comté ce qui permet une réelle liberté d’études, de moyens et d’expérimentations pour les devenirs des images rapportées du cosmodrome et prochainement du CSG.
D’autres partenaires s’associent à l’aventure, tel le Musée Nicéphore Niépce en soutien à la recherche et Picto, pour la production.
- Quelles réflexions personnelles vous inspirent cette crise et menace sur l’écosystème artistique ?
La contrainte est récurrente voire nécessaire aussi au travail artistique, il s’agit pour moi d’en tirer le meilleur parti et également de voir l’isolement comme une opportunité de réflexion et de silence.
Evidemment cela va un temps…
Les conditions imposées par la pandémie posent aussi la question du rythme dans lequel les artistes travaillent aujourd’hui et les incidences des interruptions qui vont de paire. Le silence, les grandes plages de travail, une stabilité géographique ont été très bénéfiques même si comme beaucoup je me réjouis de pouvoir reprendre les échanges directs et retrouver les interactions humaines qui font le sel des manifestations culturelles.
Spécifiquement pour ce projet de résidence avec l’Observatoire de l’Espace et des expositions à venir, la distension de l’année 2020 a été un atout par ce supplément de temps a favorisé plus de recul sur le travail et sur ses devenirs. Il a permis d’imaginer cette nouvelle phase du projet au Centre Spatial Guyanais et donc de nouveaux devenirs pour le corpus en devenir.
Keen Souhlal :
- Qu’est ce que l’espace vous inspire ?
Mon travail mêle la sculpture et ma relation profonde à la Nature, s’y croisent pareillement l’étude des matières dans leurs diversités que l’études de techniques artisanales. Depuis toujours je recherche autant à dépasser mes propres limites qu’à élargir les frontières des territoires que j’explore.
L’espace est aussi fascinant que vertigineux parce que j’ai tout à apprendre. Il est pour moi une source d’incompréhensions mélangeant l’infini, les théories du vide ou du temps, parce qu’il transforme tout. Par exemple je manipule des matières denses mais dans l’espace mes réalités terrestres vacillent, ou simplement y sont inexistantes. J‘adore simplement penser ces étourdissements et ces remises en question comme des embrayeur d’imaginaires.
- Comment avez-vous été sélectionnée pour cette résidence ?`
J’ai été sélectionnée pour cette résidence de travail dans le cadre d’un processus très standard. Un appel à projet avait été diffusé, j’ai passé un entretien avec les membres de la commission où j’ai proposé mon projet mon travail et mon enthousiasme pour le mener avec les équipes du CNES.
- Vous développez une « matérialité » de l’espace à partir de cette résidence, de quoi s’agit-il exactement ?
Avant tout je n’ai aucune formation scientifique mais depuis longtemps je m’intéresse aux procédés d’ingénieries et à la l’étude scientifique des matières que j’investie comme par exemple la cristallographie.
Ma résidence se concentre sur les aspects et les usages des textiles et de la céramique industrielle (le miroir d’Herschel) entrant dans la constitution d’objets spatiaux.
En me confrontant à un milieu scientifique sur le sujet de la céramique, que j’explore déjà en sculpture, je l’aborde par une nouvelle matérialité, pas celle de la main mais par celle de l’industrie. Je cherche ma matière première dans chacune des étapes de sa transformation, de sa création à de sa mise en application spatiale.
Les textiles spatiaux m’intéressent pour leurs compositions et leurs propriétés. Mais comment et qui les façonnent m’a permis de rencontrer le monde fascinant des «couturières de l’espace ». Ma fascination est mon moteur et il me pousse à explorer.
Comment votre pratique sera t-elle enrichie par cette expérience ? Je suis certaine que des inspirations surgiront des échantillons et des bribes récoltées auprès des scientifiques du CNES. Mon imaginaire est une materiauthèque où des éléments discontinus coexistent en orbite. Parfois ils se percutent à d’autres recherches menées précédemment comme celle autour de la vannerie au Vietnam ou du carottage sédimentaire en antarctique. Le futur de la production à l’atelier définira les alliances possibles.
- Quels sont vos autres projets ?
J‘ai récemment mené un travail sur la vannerie de Bambou au Vietnam à la Villa Saigon (Institut Français) début 2020 et prochainement sur la terre et l’argile en Tunisie grâce à la Villa Salammbô (IF) fin 2021.
Je finalise actuellement ma première commande publique dans le sud de la France à Port de Bouc (13). Une occasion d’ouvrir ma pratique vers des installations urbaines et pérennes.
J’ai aussi 2 projets reportés sur l’été et l’automne 2021 dont mon exposition personnelle au Centre d’Art Contemporain de Monflanquin Pollen. Mon projet « Tellurique » sera exposé au Musée d’Histoire Naturelle et au Musée des Antiquités à Rouen dans le cadre de l’évènement La Ronde #5.
Je prépare un projet d’exposition personnelle avec le Centre d’Art 2 Angles à Flers (FR) fin 2021 et sans doute au Vietnam.
En savoir plus :
La Revue ESPACE (S) 21 et les Editions de l’Observatoire de l’Espace du Cnes
https://cnesobservatoire-leseditions.fr
Observatoire de l’Espace du Cnes : le laboratoire culturel de l’Espace (cnes-observatoire.fr)
Sites des artistes en résidence :