Nicolas Floc’h « Un champ de fleurs tel que les impressionnistes ont pu le représenter, devient sous l’eau un monochrome vert, bleu ou rouge »

Nicolas Floc’h photo Gabriel Segovia

Artiste mais aussi plongeur Nicolas Floc’h nous livre avec l’exposition « Paysages Productifs » au Frac Provence-Alpes-Côte d’Azur, un état des lieux des différents projets qu’il mène avec des chercheurs et scientifiques autour de la représentation du paysage sous-marin et les défis soulevés par l’influence du réchauffement climatique. Aux confins de la performance, de la sculpture et de l’histoire du monochrome, ces séries d’images au long cours nous donnent à voir un monde d’une grande diversité et richesse, des côtes de la Bretagne au Japon (embarquement sur la goélette Tara) jusqu’à la méditerranée, dans le Parc des Calanques ce qui a donné lieu à la première commande publique artistique sur le milieu sous-marin soutenue par le Ministère de la culture. « Invisible » après « La couleur de l’eau » et « Initium maris » s’inscrit dans les enjeux environnementaux et citoyens qui traversent la pratique de l’artiste, afin que le public puisse s’approprier davantage ce patrimoine naturel menacé. Un monde qui reste fascinant car impalpable pour la plupart d’entre nous, dont Nicolas Floc’h nous offre d’infinies variations dans la droite ligne des grands artistes conceptuels qui ont fait du paysage une immersion. Si l’artiste fait partie de l’exposition en trois volets « La photographie à l’épreuve de l’abstraction », c’est bien que les questionnements soulevés par ses images rejoignent ces pistes esthétiques singulières qui n’ont de cesse de renouveler le medium, comme le résume dans la préface du catalogue, Véronique Souben, directrice du Frac Rouen et l’une des trois commissaires. L’image et son aura trouvent chez Nicolas Floc’h une matérialité devenue stupéfiante.

Nicolas Floc’h, La Couleur de l’eau, vue de l’exposition Nicolas Floc’h, Paysages productifs, 2020.© ADAGP, Paris, 2020. Crédit photo Frac Provence-Alpes-Côte d’Azur / Laurent Lecat.

Pourquoi selon vous notre imaginaire sous-marin est-il limité en termes d’images et comment cherchez-vous à y remédier ?

Plus que notre imaginaire, c’est le regard porté sur l’océan qui est souvent formaté par des images artificielles et stéréotypées, ce qui nous prive d’un point de vue large et ouvert. Cela s’explique d’une part par la construction historique de ce regard et par les protagonistes de ce point de vue. L’imaginaire du milieu sous-marin s’est nourri d’abord de récits de voyages et de fiction dont celui de Jules Vernes qui reste selon moi le plus proche de la réalité car il aborde ce milieu dans toute sa diversité. Après le spectre se réduit si l’on peut dire car avant d’avoir des images le premier accès devient l’aquarium, un milieu totalement scénarisé et reconstitué dans un bassin à partir de scénettes de fonds marins peuplées d’une faune très nombreuse et toujours très ciblée. Une fois l’invention des appareils, les plongeurs qui sont souvent des biologistes nourris de cet imaginaire vont reproduire ce même schéma d’une photographie macroscopique centrée sur la faune, avec d’un l’observation scientifique qui morcelle ou défini le regard et d’un autre, l’activité du sportif dont on enregistre la performance ou de l’explorateur qui se met en scène et apparait systématiquement dans l’image. On se rend compte que le paysage n’est réellement le sujet en tant que tel. Les regards ont toujours été happés par ces différents sujets à l’encontre de la banalité de ce qui s’étend sous l’océan comme avec ces images de « la Couleur de l’eau » que j’ai réalisées dans la zone photique (présence de la lumière) où l’on ne voit que de la couleur, comme dans la plupart des cas sous la surface même si chaque litre d’eau est habité par des dizaines de milliers d’individus qui vont en partie déterminer cette couleur mais qui ne sont pas visibles à l’œil nu.  Le vivant pourtant présent, n’est pas toujours visible.

Nicolas Floc’h, Initium Maris, vue de l’exposition Nicolas Floc’h, Paysages productifs, 2020.
© ADAGP, Paris, 2020. Crédit photo photo Frac Provence-Alpes-Côte d’Azur / Laurent Lecat.

Paysages productifs, en quoi l’exposition au Frac se veut-elle une synthèse de vos différents axes de recherche et comment le public a-t-il réagi ?

Nous avons de très bons retours concernant l’exposition avec une excellente fréquentation jusqu’à sa fermeture malheureusement puis réouverture le 15 décembre pour un encore un mois.

Lorsque je travaille sur des espaces assez conséquents j’aime me saisir de l’ensemble de l’espace et proposer comme une vaste installation qui connecte les plateaux entre eux sous la forme d’une véritable immersion en lien avec l’architecture du Frac. J’ai cherché à recréer des teintes d’eau sur les vitrages à partir de photos qui filtrent la lumière dès l’entrée du bâtiment. Les projets ont différents statuts et temporalités même s’ils s’inscrivent toujours au long cours. Le projet de Bretagne « Initium maris » qui a commencé en 2018 (avec des repérages avant) et « La couleur de l’eau » en 2016 se termineront en 2022, alors que le projet « Invisible » du Parc des Calanques est plus récent entre 2018 et 2020. Je montre des étapes de travail d’un côté et un projet abouti de l’autre, mais ces projets font partie d’une série qui est une sorte de synthèse de tout ce que j’ai pu faire auparavant, ce qui explique le choix de ce titre « Paysages productifs ».

Le choix du titre « Paysages productifs »

J’avais entamé en 1995 une série de projets  sous l’appellation « écriture productive » à partir de processus de production alimentaire (récolte de sel et de légumes..). Puis en 2010 j’ai développé un projet documentaire intitulé « Structures productives » (premières pièces acquises acquises par le Frac en 2013) autour de récifs artificiels destinés à restaurer des biotopes sous-marins dégradés et recréer des habitats pour différentes espèces. Au Frac, je voulais montrer ces « paysages productifs » qui nous concernent directement étant donné que nous somme dépendants de l’océan, du vivant qui s’y trouve et de cette productivité qui determine l’habitabilité de notre milieu, montrer la variation de leur état est donc essentielle à mes yeux. Ce que je montre au Frac dresse l’amorce d’un inventaire des paysages sous-marins français. Avec « Invisible » nous avons une entrée sur la façade méditerranée, avec « Initium Maris » une entrée sur la façade atlantique et avec « La couleur de l’eau » une entrée sur la façade nord, amorcée avec la station marine de Wimereux.

Quel protocole de prises de vue mettez-vous en place ?

J’ai un protocole photographique que j’ai mis en place depuis plus de 10 ans et je photographie toujours une vue très large (grand angle) à la lumière naturelle, sans rechercher des sujets annexes à ce qui s’étend sous le regard (faune par exemple).

Des protocoles scientifiques peuvent venir s’y adjoindre à la suite d’un dialogue comme par exemple pour la Bretagne où nous avons décidé avec le Muenteum national d’histoire naturel que mes images viendraient compléter l’inventaire et les suivis biologiques de terrain de ces typologies d’habitats sous-marins et leur évolution. De la même manière, les études réalisées sur ces sites rendent possible une contextualisation des images que je vais prendre.

C’est à l’occasion de l’expédition sur la goélette Tara Expéditions au Japon en 2017 que mon protocole artistique entre en résonance avec un protocole scientifique autour de l’observation de l’acidification des océans documentés par les scientifiques par le biais de prélévements et de photographies appelées quadra (images sur 1m²). La zone acide est due à une activité volcanique et à l’émanation de CO2 faisant de cette zone un laboratoire, la préfiguration d’un océan du futur possible. Mes prises de vues vont alors entrer dans ce protocole scientifique pour compléter cette comparaison par le biais de mon sujet de départ la représentation du paysage et montrer cette transformation autrement.

Vous reconnaissez-vous dans le terme de performance photographique ?

Ce terme est apparu dans certains textes concernant le projet des calanques, qui est physiquement engageant car il s’agit de longer 162 kms de côte et plonger en grande partie en apnée. Mais je lui préfère d’autres termes car j’imagine plus ma démarche comme un parcours, une errance le long de ce trait de côte même s’il est difficile de trouver un mot déterminant ce processus.  J’observe à la fois horizontalement par rapport à l’espace terrestre mais aussi verticalement pour modifier mon point de vue et descendre régulièrement vers les profondeurs.

« La Couleur de l’eau », une aventure du monochrome pour reprendre les propos de Pascal Neveux : quels enjeux ?

J’avais amorcé depuis un moment ce travail sur la couleur afin de comprendre et traduire à grande échelle les variations biologiques du milieu et sa dimension picturale. Mais nous cherchions avec Hubert Loisel, chercheur, à mettre en place un projet plus complexe qui puisse intéresser différents partenaires scientifiques. Nous avons alors défini un nouveau protocole à partir de ce dialogue pour mettre en parallèle des images satellites, des mesures radiométriques avec des photos prises en lumière naturelle et polarisée tout au long de la colonne d’eau, ce qui est très innovant. Artistiquement, je visualise bien ce que m’apporte ce système de grille, de coupe dans les masses d’eau comme on le voit au Frac même si je ne peux pas encore me projeter entièrement sur ce couplage de données.

Pour résumer, je travaille sur les interactions entre les différents milieux : l’océan, la terre, l’atmosphère, les glaces…autour d’une représentation du vivant mais aussi dans une dynamique de recherche qui se construit au fur et à mesure des rencontres et échanges. On se rend compte que c’est un système complexe, que l’on peut synthétiser à certains endroits mais qui nécessite du temps pour l’appréhender dans sa globalité.

Pourquoi ce parallèle que vous dressez entre la Bretagne et le Japon à l’occasion d’Initium Maris ?

Scientifiquement ce rapprochement peut sembler hasardeux même si on peut établir des parallèles à partir d’un gradient de températures de la  la péninsule d’Izu et de la Bretagne. Autre similitude, la présence de plusieurs espaces d’algues de la même famille sur les deux territoires : les laminaires et les sargasses. Par contre il reste une différence,  sur laquelle nous avions travaillé avec Tara, dans ces zones de laminaires au Japon, les algues sont peu à peu remplacées par des coraux sous l’action du réchauffement climatique. Nous nous retrouvons alors avec des zones exclusivement peuplées de coraux, ou d’autres très intéressantes visuellement avec des laminaires et des coraux, ce qui indique un télescopage de deux écosystèmes très différents, les coraux correspondant à un écosystème tropical et les algues un écosystème tempéré. Cette représentation du réchauffement climatique va donc être plus lisible au Japon qu’en Bretagne où l’on retrouve de la même manière ce déplacement d’espèces mais sans l’irruption d’espèces tropicales. Si cette idée de transformation du paysage est parfois évidente visuellement en Bretagne, l’intenttion était également d’inventorier et de donner à voir des paysages sous-marins de proximité pour des bretons et des français qui n’y ont pas habituellement accès, dont la transformation reste très rapide si l’on se réfère à une étude récemment citée par le Monde précisant que les déplacements de la biodiversité étaient six fois plus rapides dans la mer que sur terre. J’ai pu observer ces évolutions et pressions sur le paysage depuis que je plonge enfant en Bretagne et de manière encore plus radicale ces 15 dernières années.

« Invisible », première commande publique artistique sur le territoire sous-marin

Cette proposition au sein du projet plus global « paysages productifs » était particulièrement intéressante à mes yeux car il s’agissait de travailler à partir d’un patrimoine naturel, de révéler un existant, un état zéro d’un espace public par sa définition et par sa forme partagée.

Pour revenir à son contexte d’origine, j’ai d’abord répondu à un appel à projets lancé par le Parc des Calanques, l’Institut Pythéas et la Fondation Camargo à Cassis qui proposait à des artistes de venir travailler sur le territoire marin ou terrestre du Parc. J’ai proposé un projet photographique sur les paysages sous-marin et une fois sélectionné, j’ai réalisé les premières plongées avec des équipes du Parc, des scientifiques de l’Institut Pythéas, ce qui m’a permis de faire des repérages et de réaliser que même si le territoire était grand je pourrai en rendre compte intégralement et suivre ce trait de côte de 162 kilomètres entre la Ciotat et Marseille, ce qui n’avait jamais été réalisé auparavant. Ce temps de résidence est devenu au fil de mes échanges avec les partenaires locaux et le Ministère de la culture, une commande publique et la première sur le territoire sous-marin. Ce qui m’intéressait était de pouvoir arriver à se projeter dans cet espace jusqu’alors uniquement abordé sous l’angle de l’archéologie par le Ministère de la culture pour l’élargir à des pratiques contemporaines soutenues par la commande publique. Ce qui fait œuvre à mes yeux est cet inventaire entre la surface et trente mètres de profondeur de ce trait de côte de 30 000 images au total. Un fonds d’images qui compose mes archives photographiques et que je convoque à nouveau selon des contextes différents mais que j’ai souhaité partager à d’autres disciplines. C’est pourquoi j’ai proposé dans les livrables de la commande de donner une copie de ce fonds exclusivement pour la recherche. Le livre (Roma publications) est également un élément de cette commande ainsi qu’un ensemble de tirages déployé dans l’espace public entre Marseille et La Ciotat dans différents lieux. Ces trois composantes doivent permettre à un public très large de s’approprier cette commande.

A quand remonte le déclic de vouloir faire œuvre à partir de l’environnement sous-marin ?

Curieusement assez tard. La mer a toujours été pour moi un espace de travail en tant que marin plus que comme artiste. Même si j’ai développé assez tôt des projets artistiques, ils étaient lié à la fois au terrestre et au sous-marin comme par exemple cette performance que je fais assis sur un rocher, totalement immergé, et attendant que la mer me découvre avec le page environnant de l’estran (zone intertidal).

Ce qui m’a amené à vraiment travailler sur le paysage sous-marin est le travail sur les récifs artificiels amorcé en 2010 mais dont les premières images ne sont arrivées que fin 2011 car n’étant pas plongeur bouteille j’ai dû suivre une formation professionnelle, pour compléter l’apnée et m’équiper avec du matériel spécifique. La découverte de ces structures immergées était pour moi comme une histoire parallèle de l’art que l’on ne connaissait pas, liée à la sculpture contemporaine avec ces véritables villes sous l’eau qui me fascinaient. Je me suis intéressé petit à petit aux habitats naturels et par extension à leurs composantes : les roches, le sable, les algues, les coraux et l’habitat principal que l’on appelle la colonne d’eau, l’espace entre le fond et la surface. Même si avant je voyais et contemplais les paysages, je n’avais pas eu ce déclic en quelque sorte. Cette errance sous l’eau menée depuis longtemps pouvait tout d’un coup faire œuvre.

Cela rejoint votre première question autour de la raison d’un imaginaire sous-marin très cadré et limité. L’explication vient sans doute du fait que sur terre beaucoup d’artistes viennent questionner les représentations qui sont faites de notre monde et les régénérer en permanence alors que sous l’eau il y a moins de candidats prêts à regarder cet espace autrement que dans une découverte première. Il faut dire que le milieu sous-marin reste assez hypnotique et qu’il est assez fascinant de voir le mouvement des algues, des masses d’eau, des lumières… Un envrionnement à la fois proche et lointain, dangereux, qui vous happe littéralement et vous dépasse. Il a fallu moi-même à la fois que je dépasse cette fascination et que j’analyse que ce qui me fascinait n’était pas spécialement représenté, pour que je puisse déplacer mon regard, alors que logiquement j’aurais du faire ce constat longtemps auparavant.

Quel serait votre premier souvenir, conscient ou non, lié à la vie sous-marine ?

Je marchais à peine que je me trouvais déjà sur de petites embarcations et mes parents allant en mer et je baignais dans un vrai biotope marin et sous-marin. J’étais tout le temps aux côtés de poissons, d’algues ou de crabes. Je ne me souviens plus précisément quand j’ai commencé à mettre un masque et à me balader sous l’eau, sans doute un peu plus tard que mon fils que j’ai emmené avec moi dès 5 ou 6 ans pour de grandes promenades aquatiques !

Nicolas Floc’h est représenté par la galerie Maubert, Paris.

En écoute : Fomo_Podcast

Nicolas Floc’h à bord de Tara Expéditions en 2017

Publications associées et disponibles au Magasin du Frac :

Nicolas Floc’h, Invisible

Conception éditoriale : Nicolas Floc’h et Roger Willems.
23 x 31 cm, 288 pages.
Editeur : Roma Publications. Français/anglais. 2020.
45 €.

Nicolas Floc’h, Carnet de bord

12 x 15 cm, 60 pages.
Editeur : GwinZegal. 2020.
5 €.

Nicolas Floc’h, Glaz

Avec le soutien du Frac Provence-Alpes-Côte d’Azur, de Passerelle Centre d’art contemporain, Brest, d’Art Connexion/Fondation Daniel & Nina Carasso, de l’EESAB-site de Rennes et du Frac Bretagne Conception éditoriale : Nicolas Floc’h et Roger Willems.
Textes : Catherine Elkar, Jean-Marc Huitorel, Yves Henocque, Hubert Loisel (parole transcrite), Nicolas Floc’h.
21 x 26 cm. 424 pages, ill. en noir et en couleur.
Editeur : Roma Publications (n°322). Français/anglais. 2018.
40 €.

Infos pratiques :

Nicolas Floc’h,

Paysages productifs

Commissaire : Pascal Neveux

Réouverture prévue : Mercredi 16 décembre 2020

Dans le cadre de Manifesta 13 Les Parallèles du Sud.

20 Bd de Dunkerque, Marseille

Frac Provence-Alpes-Côte d’Azur (fracpaca.org)