Emma Lavigne photo : Emmanuelle Marchadour
Nous avions rencontrée Emma Lavigne au centre Pompidou Metz qu’elle pilotait avec audace et un certain génie de la programmation et depuis son arrivée au Palais de Tokyo, elle foisonne d’idées créatives pour ce lieu de tous les superlatifs (22. 000m²de surface) que Jean de Loisy a su mettre en orbite sur l’échiquier des centres d’arts européens. Elle entend élargir les possibles et les publics aux confins des arts vivants et de la danse, du social et du politique, du poétique toujours, avec comme première saison « Fragmenter le monde » qui trouve un écho singulier au contexte que nous traversons. « Le monde brûle » (titre de l’une des expositions emblématiques) et il est temps d’agir. Parmi ses projets, Emma Lavigne va créer un espace pour la médiation et le soin dédié aux personnes pour qui la démocratisation culturelle est un concept lointain. Depuis le 15 juin c’est avec impatience qu’un public toujours plus jeune et motivé a repris le chemin du Palais de Tokyo à l’appel de Futura 2000, artiste légendaire de la scène graffiti new-yorkaise qui donne le signal dès les fenêtres du Palais !
Historienne de l’art, Emma Lavigne est diplômée en histoire, histoire de l’art et de l’architecture, à la Sorbonne et à l’École du Louvre. Conservatrice à la Cité de la Musique à Paris en 2000, elle met en place une programmation pluridisciplinaire. Elle est commissaire de plusieurs expositions qui explorent les liens entre la musique, le son et l’art contemporain. Conservatrice en art contemporain au Centre Pompidou Paris puis directrice du Centre Pompidou-Metz elle signe les expositions : Warhol Underground, Kimsooja – To Breathe, Musicircus, Oskar Schlemmer. L’homme qui danse, Jardin infini. De Giverny à l’Amazonie et L’Aventure de la Couleur, Couples modernes et Rebecca Horn, Théâtre des métamorphoses. Elle représente la France à la Biennale internationale d’art de Venise 2015 avec Céleste Boursier-Mougenot, et est également commissaire invitée de la 14e Biennale de Lyon. Elle est nommée Présidente du Palais de Tokyo en juillet 2019, première femme à la tête du principal établissement français pour l’art contemporain.
Le Palais de Tokyo a rouvert, quels arbitrages ont permis cette décision et comment votre programmation a-t-elle été impactée ?
Toute l’équipe du Palais de Tokyo se réjouit de pouvoir à nouveau accueillir du public depuis le lundi 15 juin 2020. Après ces semaines de confinement, nous les invitons à faire l’expérience des espaces immenses du Palais de Tokyo, à voir ou revoir nos expositions prolongées jusqu’au 13 septembre 2020. Elles résonnent avec la crise que nous traversons.
« Notre monde brûle », est un cri d’alerte lancé face aux convulsions du monde et propose un regard engagé sur la création contemporaine depuis le Golfe Persique ; Kevin Rouillard, « Le Grand Mur» évoque la frontière hermétique qui verrouille la circulation des individus entre le Mexique et les Etats-Unis ; Nicolas Daubanes, « L’Huile et l’Eau » explore les notions d’enfermement, de résistance dans un monde où la liberté est en constante négociation. « Ulla von Brandenburg – Le milieu est bleu » est un projet total inspiré du théâtre, où des rideaux s’ouvrent sur d’autres mondes.
Le Palais de Tokyo fait aussi descendre l’art dans la rue avec l’intervention de Futura, légende du graffiti américain, artiste phare des années 1980 aux côtés de Rammellzee, Keith Haring et Basquiat. Visible de jour comme de nuit sur les fenêtres du Palais de Tokyo donnant sur l’avenue du Président Wilson, « Violent Treasure » fait jaillir les flux de son énergie radioactive, et des forces souterraines des œuvres du Lasco Project enfouies dans les interstices du Palais de Tokyo.
Durant les trois mois qu’a duré notre fermeture, nous avons eu à cœur de continuer à faire vivre le Palais de Tokyo et d’emmener le public à la découverte de notre programmation par une présence accrue sur Internet et les réseaux sociaux. Mais nous demeurons convaincus que rien ne remplace la rencontre avec les œuvres et l’expérience physique de l’art. Nous nous réjouissons ainsi de pouvoir accueillir à nouveau le public au Palais de Tokyo et dans sa librairie, en attendant de pouvoir dévoiler prochainement notre programmation estivale augmentée, en lien avec tous les lieux d’art et de culture parisiens.
Toutes les mesures nécessaires pour garantir une visite sereine et dans le respect des mesures sanitaires en vigueur sont bien sûr mises en place et nos équipes sont là pour répondre à toutes les questions et vos interrogations. Notre offre de médiation est adaptée à l’occasion de cette réouverture pour enrichir encore les visites.
2. Quel sera l’impact de cette crise sur votre projet pour le Palais ?
Cette crise est encore en cours, aussi il est difficile d’en mesurer toutes les conséquences, surtout à distance, confinés hors des murs de nos institutions. Il est certain que d’un simple point de vue économique (le financement du Palais de Tokyo est assuré par ses ressources propres à plus de 60%… la période de fermeture a eu pour conséquence l’arrêt net de ces rentrées d’argent) nous aurons des questions à nous poser, des décisions à prendre et des stratégies à mettre en œuvre pour amortir le choc et nous assurer de pouvoir contenir tant que possible les conséquences ce coup dur.
L’une des particularités de la programmation du Palais de Tokyo est de se constituer en écho du temps présent. Le fait que nous présentions une exposition « Notre monde brûle » au moment du début du confinement peut s’apparenter rétrospectivement à un trait d’ironie, mais dans les faits, les questions dont l’actualité se ressent maintenant plus vivement que jamais demeurent au cœur de notre projet, que ce soit celles liées à l’environnement ou à celles sur le vivre-ensemble, sur une société, un monde ouverts malgré les tensions et les crises.
On peut donc dire que la pandémie n’aura fait que renforcer notre détermination à faire progresser la réflexion sur ces enjeux dans les esprits et dans les espaces du Palais de Tokyo.
Cette crise aura eu le mérite de nous laisser marquer un temps de pause et de réfléchir, pour voir ce qu’il y a à garder – car oui, il y a beaucoup de bonnes choses qu’il s’agira de maintenir et de défendre dans la longue période de récession qui s’annonce avec toutes les conséquences funestes qu’on peut en craindre – et les choses à améliorer, par exemple notre collaboration avec d’autres institutions, en France et à l’international.
3. Le modèle économique du Palais de Tokyo sera-t-il amené à évoluer après cette crise (partenariats, évènements, …) ?
Notre modèle économique original nous a doté d’une grande agilité, mais il ne faut pas se mentir, il se révèle vulnérable dans une situation comme celle que nous traversons après une fermeture totale de plusieurs semaines. Nous espérons sincèrement un geste de soutien de l’Etat pour nous accompagner dans l’accomplissement de nos missions et dans l’adaptation de notre modèle. Nous savons aussi que nous pouvons compter sur l’engagement de nos mécènes qui, malgré la crise que nous traversons collectivement, sont à nos côtés et nous témoignent régulièrement leur soutien.
Enfin allons bien sûr aussi tâcher de développer de nouvelles sources de revenus, de contenir certaines dépenses en cherchant par exemple à mutualiser des outils ou des projets, mais les grands équilibres de notre modèle économique, qui fait partie de notre marque de fabrique et qui a contribué à faire du Palais de Tokyo l’institution et le lieu de vie original qu’il est aujourd’hui, ne devra pas fondamentalement changer.
4. En termes de solidarité quelles initiatives vous semblent-elles pertinentes dans cette période d’extrême fragilisation et précarisation de l’écosystème de l’art à Paris et région parisienne ?
Nous devons évidemment rester solidaires des artistes, galeries et indépendants qui ont été en première ligne pendant cette période de fermeture des lieux de culture. Je salue d’abord l’exceptionnel plan de relance culturelle décidé par le Ministère, mais aussi les nombreuses initiatives prises à tous les niveaux : par les collectivités locales, par les fondations et les grands mécènes, par les collectionneurs. Le soutien à la commande artistique est aujourd’hui plus essentiel que jamais.
5. Comment imaginez-vous le monde d’après et pensez-vous qu’en matière de conscience écologique cette crise soit une alerte et entraîne des changements durables dans nos habitudes et attentes vis à vis de l’art et des musées ?
Cette crise est une crise sanitaire, mais la décélération brutale et nette qu’elle a engendrée a permis de braquer tous les projecteurs sur la crise écologique, en cours depuis bien plus longtemps et dont la prise de conscience n’a fait qu’augmenter ces dernières années.
Il est toujours sain de se remettre en question et le moment de suspension que nous vivons actuellement peut constituer une vraie opportunité de se poser et de réfléchir, pour tenter de corriger le tir de certaines de nos pratiques et de certains aspects de nos modes de vie que nous prenions vainement pour acquis. C’est d’ailleurs ce que nous venons de faire en créant une nouvelle direction de la responsabilité sociale et environnementale au Palais, inédite au sein des institutions culturelles françaises, pour contribuer à adapter notre institution aux défis posés par l’avenir. Si la crise du coronavirus peut contribuer à faire réfléchir tout autant les institutions culturelles que tous les membres de la société, et améliorer les pratiques de chacun en allant vers plus de partage, de communauté, d’ouverture et de respect – de la nature, de l’autre – alors le choc que nous avons vécu n’aura peut-être pas été vain.
Infos pratiques :
Expositions prolongées,
Le milieu est bleu d’Ulla Von Brandenburg,
Notre monde brûle en collaboration avec le MATHAF,
Kevin Rouillard et Nicolas Daubanes
Ouvert de midi à minuit tous les jours sauf le mardi