Interview Marie Cozette : Katinka Bock au Crac Occitanie (Sète)

Vue de l’exposition « Silver » de Katinka Bock, Crac Occitanie -Sète, 2023. Courtesy de l’artiste et Galerie Jocelyn Wolff. Photo : Aurélien Mole.

L’artiste Katinka Bock à l’invitation de Marie Cozette, directrice du Crac Occitane, investit l’ensemble du centre d’art et nous livre un concentré de temps et de stratification de la matière. Une réponse à l’in situ poétique et vibratoire où il est question de la mesure du corps, de la marge, d’un regard périphérique, de seuils, d’amnésies… entre le pirate de Stevenson et sa béquille, la course du soleil, les joutes maritimes Sétoises. Tout devient singulier et commun dans une même partition où ruptures et bifurcations font partie de la traversée. Marie Cozette revient sur ses liens avec l’artiste, la genèse de cet ambitieux projet et les productions spécialement réalisées. Marie Cozette a répondu à mes questions.

A quand remontent vos liens avec Katinka Bock ?

Marie Cozette. Cela remonte à 2008 lorsque je l’avais invitée à la Synagogue de Delme.

L’un de mes tous premiers projets au centre d’art. Sa réponse au lieu avait été assez incroyable. Depuis cette période j’ai continué à suivre son travail, voir différentes expositions réalisées dans des contextes différentes. Il est toujours agréable de poursuivre ce lien avec des artistes pour lesquels on a développé un réel intérêt qui se voit confirmé.

Silver, titre choisi de l’exposition s’inscrit dans une polysémie de sens

MC. Silver désigne à la fois le nom d’un personnage dans I’Ile au Trésor de Stevenson, la photographie argentique que par ailleurs l’artiste pratique beaucoup, les cheveux qui grisonnent avec l’âge, les dessins de Sol Lewitt. Une accumulation de sens, de références, de matières que l’on retrouve dans l’exposition où chaque objet est une concentration, une condensation de sens avec de nombreux fils qui peuvent être tirés. De la même manière avec cette sorte de grande sculpture reprenant la forme d’un grand couteau intitulé Valentine qui pourrait avoir la forme d’un poisson et présenté de telle sorte que l’on peut penser à une sorte de balançoire.

Le titre induit une navigation de l’objet d’un état à un autre, d’un sens à un autre, d’un usage à un autre à l’image de ce moment de variation et d’improvisation à laquelle elle invite le spectateur avec l’oeuvre qui ouvre le parcours «  Fermata »  qui signifie une bifurcation dans une partition musicale. Un objet asymétrique qui suggère une barque ou un bol disproportionnés.

Katinka Bock, « Silver », 2023. Film Super8 digitalisé, 9min40, NB, son. Production Crac Occitanie. Courtesy Katinka Bock et Galerie Jocelyn Wolff, Meyer Riegger, Galerie Greta Meert et Gallery 303.

Silver est aussi un film qui a donné lieu à une nouvelle production

MC. Le film qui donne son titre à l’exposition est l’une des nouvelles productions que nous avons accompagnées pour cette exposition, entièrement tourné à Sète.

Katinka est venue plusieurs fois en amont découvrir cette ville qu’elle ne connaissait pas. Elle a su l’apprivoiser et il se dégage un ancrage à la fois dans l’architecture du Crac et la culture sétoise.

Le film a été tourné en deux temps. Une première partie à la plage et une deuxième partie depuis les canaux de Sète. C’est ce qui structure le film. La partie depuis les canaux suggère d’adopter le point de vue depuis le bord, depuis cette marge, une thématique que l’on retrouve beaucoup dans l’exposition : la question de la bordure, de la note de bas de page et de ce que produit ce décalage du regard sur le côté. Filmer depuis les canaux permet ce long travelling inspiré par Césarée, un film de Marguerite Duras tourné en partie sur la Seine sous les ponts de la ville avec cette idée d’enchainement de traversées, de passages et de transformation permanente d’un espace à un autre. Si dans le film de Marguerite Duras la voix off de l’artiste structure le film, dans le film de Katinka, c’est une composition musicale qui accompagne le début du film. Puis, après un long silence, des battements de cœur rythment la fin du montage.

Un personnage comme un fil rouge marche le long des canaux en chaussette, un élément assez étrange dans un clin d’oeil aux joutes qu’elle a beaucoup observées lors de ses séjours ici avec cette particularité qui l’a intrigué. Un détail certes mais c’est aussi ce qui distingue l’artiste : sa capacité à osciller entre des focales de regard très larges sur une ville, un espace, une culture mais aussi le souci du détail dans une forme de malice très discrète. Elle a une manière de citer des particularités locales qui sont presque invisibles et peuvent échapper à l’attention jusqu’à en devenir un objet poétique en soi.

Vue de l’exposition « Silver » de Katinka Bock, Crac Occitanie -Sète, 2023. Courtesy de l’artiste et Galerie Jocelyn Wolff. Photo : Aurélien Mole.

La référence au livre d’Italo Calvino

MC. Le livre est une suite de courts textes, qui sont autant d’observations détaillées et poétiques sur le monde qui entoure le personnage principal. M. Palomar nage par exemple dans la mer au moment du coucher du soleil et observe les reflets sur l’eau qu’il nomme « épée du soleil ». Palomar est aussi le nom d’un télescope permettant de regarder l’infiniment grand. Le livre chemine ainsi de petits détails du quotidien à des notions beaucoup plus larges et philosophiques.
Les scénettes tournées sur la plage sont directement inspirées du livre.

La part de nouvelles productions ou d’oeuvres rejouées

MC. C’est le sens de notre mission d’accompagner de nouvelles productions d’artistes et tout l’enjeu de cette démarche.

En plus des productions nouvelles de nombreuses oeuvres ont été retravaillés. Elles sont réinventées à cette occasion.

Katinka Bock a privilégié des œuvres qui ne sont pas encore entrées dans des
collections privées ou publiques pour se permettre une plus grande liberté dans la
réinterprétation de certaines œuvres. Par exemple l’œuvre intitulée Landumland
(Hintergrund), une toile monumentale tendue sur châssis, exposée pendant 9 mois
au soleil et à l’humidité, a été présentée pour la première fois au Centre Pompidou,
pour le prix Marcel Duchamp. Ici elle est présentée d’une manière très différente et
complètement rejouée pour cette exposition.

Le corps et sa mesure

MC. Le corps et sa mesure est une constante dans plusieurs oeuvres comme avec la sculpture « Horizontal Alphabet » constituée de plusieurs centaines de briques en terre cuite dont la mesure est donnée par la taille du pied et de la main de nombreuses personnes ayant participé au projet. Chaque brique qui compose ce sol est donc différente, chaque élément étant commun et très singulier en même temps.

Une oeuvre plastiquement très signifiante et qui suggère un effet d’aller retour entre l’individuel et le collectif où chacun est toujours interdépendant.

Katinka Bock se demande souvent comment les choses, comment les corps tiennent (ou pas) ensemble.

Le corps est également présent dans les photographies avec les marques, les traces sur la peau (vêtement, accidents..) qui se retrouvent dans la terre des sculptures avec des empreintes de tissus qui restent à la cuisson. Des traces qui donnent la mémoire des corps qui les ont manipulés. De la même manière avec la série d’oeuvres taillées en pierre intitulées les Invariables  également produites pour l’exposition et conçues à partir de savons usagés que l’artiste collectionne. Ils sont aussi le résultat de frottages réguliers de la main sur la matière qui donne la forme finale.

L’oeuvre « La marge » en céramique se déploie dans la dernière salle et renvoie à l’exposition de la Fondation Pernod Ricard

MC. Cette oeuvre est constituée de plusieurs dizaines de modules en céramique émaillée qu’elle dispose différemment en fonction des expositions. Elle part du moulage d’une plinthe cet élément qui marque la bordure d’un mur ou d’une architecture. Elle en avait disposé un certain nombre dans l’exposition de photographies à la Fondation Pernod Ricard qui agissaient comme des ponctuations discrètes dans l’espace. Alors qu’ici elles sont déployées sur deux salles différentes de manière aléatoire comme une partition visuelle dans l’espace, un alphabet un peu mystérieux ou une sorte d’algue marine qui irait jusqu’à parasiter parfois d’autres oeuvres comme avec « T-olia », une structure en bois formant un T sur laquelle est posée une paire de chaussures en équilibre. La marge est une oeuvre très poreuse.

L’hommage à Valentine Schlegel que vous avez exposée au Crac

MC. Cette référence m’a réjouie pour la généalogie qui se crée entre des artistes de générations différentes et pour la mémoire qu’elle crée d’une exposition à l’autre dans le même espace.

Katinka a découvert Valentine lors de l’exposition du Crac en 2019. Elle avait été impressionnée par sa collection de couteaux présentée sous la forme d’un banc de poisson. Un dispositif précis et minutieux. Elle a crée cette sculpture sous la forme d’une lame de couteau sans manche qui peut aussi faire penser à une forme marine qui ondule.

Valentine collectionnait les couteaux et Katinka quant à elle collectionne les cuillères.

Des objets du quotidien qui prolongent la main comme avec cette grande sculpture cuillère en cuivre martelé. Elle traverse le mur comme si elle traversait un corps. C’est la première fois qu’elle la présente dans ce type de dispositif alors  qu’elle était précédemment en extérieur sur le toit d’un bâtiment d’une autre exposition. Elle y recevait les eaux de pluie dont on voit les traces d’oxydation. L’oeuvre s’intitule « Toxic Fountain » car dès lors que l’eau entre en contact avec le cuivre elle devient impropre à la consommation. Une ambiguïté toujours présente dans les objets de l’artiste.

Y a-t-il une publication prévue ?

MC. Il nous faut faire des choix et nous n’en avons pas les moyens sauf dans le cas de co-production. A noter que l’artiste a bénéficié d’une récente publication à l’occasion de son exposition à la Fondation Pernod Ricard.

Quel est votre prochain projet après l’exposition ?

MC. L’exposition de Katinka est volontairement longue. Début février 2024 nous présenterons une exposition de Gianni Pettena, une figure historique de l’architecture radicale italienne et qui a beaucoup oeuvré en tant que théoricien et commissaire autour de ce courant important de l’architecture et du design en Italie. Il reste pourtant assez méconnu en France avec peu d’expositions personnelles. L’idée sera de déployer un corpus d’oeuvres important autour de nombreuses pièces historiques souvent à protocole et conçues de manière collective avec des matériaux simples et pauvres (papier, branchages…) dans une forme d’engagement critique et politique très fort, notamment autour des questions écologiques.

Infos pratiques :

Katinka Bock

Silver

Jusqu’au 7 janvier

Programme spécial Journées Euroépennes du Patrimoine :

Venez découvrir Le Journal du brise-lames, un jeu-vidéo poétique réalisé par Juliette Mézenc et Stéphane Gantelet.

Ouverture tardive exceptionnelle de l’exposition Silver et du centre d’art jusqu’à 20h le samedi 16 septembre

CRAC (laregion.fr)