Journal ukrainien, Boris Mikhaïlov à la MEP

De la série « Case History », 1997-98 Tirage chromogène, 172 x 119 cm© Boris Mikhaïlov, VG Bild-Kunst, BonnCourtesy Galerie Suzanne Tarasiève,Paris

J’ai eu la chance de rencontrer en 2019 le photographe ukrainien Boris Mikhaïlov à la galerie Suzanne Tarasiève et il m’avait dédicacé le catalogue de l’exposition d’une écriture dorée comme pour conjurer le sort et la déroute de sa nation figée dans un bleu cobalt crépusculaire (série At Dusk, 1993). Vision prémonitoire d’une histoire qui se répète et nous percute avec cette guerre qui s’enlise et la mort récente de Gorbatchev, artisan du dégel privé de funérailles nationales. Mikhaïlov fait l’objet à présent d’une exposition majeure à la MEP à l’invitation de Simon Baker autour de plus de 20 séries emblématiques d’une mémoire devenue irréversible.

Ingénieur de formation, l’artiste aborde la photographie en autodidacte et de manière radicale et subversive. Membre fondateur du collectif dissident Vremya à l’origine de l’Ecole de Photographie de Kharkiv en réponse à l’idéologie du réalisme soviétique. Si le groupe se dissout il aura une influence forte sur les générations à venir avec cet état d’esprit d’insurrection insufflé par Boris Mikhaïlov qui, égulièrement traqué par le KGB et suspecté d’être un espion, voit ses appareils confisqués.

De la série « Yesterday’s Sandwich », 1966-68. Tirage
chromogène, 30 x 45 cm
© Boris Mikhaïlov, VG Bild-Kunst, Bonn. Courtesy
Galerie Suzanne Tarasiève, Paris

Le parcours met volontairement en avant les nombreuses expérimentations et innovations techniques et conceptuelles de l’artiste plutôt que de s’enfermer dans un prisme chronologique et documentaire. L’accident, le hasard, les imperfections, guident Mikhaïlov tout comme l’image pauvre à rebours d’une vision lisse et glorieuse dominante. L’artiste commence dans les années 1960 par retoucher ou rehausser de peintures des photographies de commande pour arrondir ses fins de mois. Une colorisation qui va bientôt devenir l’une de ses marques de fabrique comme dans les séries Luriki (1071-1985) et Sots art (1975-1986). Détourner les codes et symboles de l’idéologie soviétique avec Red, ce rouge omniprésent, célébrer les anti-héros (série Dance), parader en uniforme (National Hero) et capter cette délinquance programmée au lendemain de la Chute du Mur, ce rêve qui tourne court comme avec les 400 portraits poignants de Case History, ces spectres du capitalisme en plein dérive qui n’hésitent pas à brader à la sauvette du cappuccino ou des enfants dans les rues de Kharkiv.

De la série « Dance », 1978
Tirage gélatino-argentique, 16,2 x 24,5 cm
© Boris Mikhaïlov, VG Bild-Kunst, Bonn. Courtesy Galerie
Suzanne Tarasiève, Pari

Mais plutôt que de tomber dans une vision sombre et désespérée, l’artiste sait faire jaillir humour et tendresse de ces tragédies comme avec ces baigneurs du lac pollué de Sloviansk (Salt Lake), autrefois réputé pour ses eaux aux vertus thérapeutiques qui restent insouciants et regardent du côté de Robert Doisneau. Il y a aussi ces bourgeois singés par l’artiste lui-même et sa compagne Vita dans Crimean Snobbism. Un groupe d’amis passent l’été dans la station balnéaire de Gurzuf comme le faisaient les intellectuels russes au 19ème siècle et reprennent les codes oisifs et poseurs des dandys. C’est par cette distanciation et cette mise en scène que l’artiste dévoile son talent de performeur, une facette de son œuvre jusqu’ici peu révélée. Avec I Am Not, il se mesure aux stéréotypes liés à la masculinité triomphante du régime soviétique, largement véhiculée également par la culture occidentale. Avec If I Were a German il revisite les tabous liés à l’invasion allemande et l’idéologie nazie par le truchement de jeux de rôles ambigus auxquels participe également Vita dans le cadre du groupe dissident « Fast Reaction » qu’ils fondent au début des années 1990.

De la série « Red », 1968-75
Tirage chromogène, 45,5 x 30,5cm
© Boris Mikhaïlov, VG Bild-Kunst,
Acquis avec l’aide du Art Fund (avec la contribution de la
Wolfson Foundation) et Konstantin Grigorishin 2011

Si l’artiste aborde frontalement le théâtre de la guerre, il en suggère l’impact avec ce temps qui ronge les ruines de l’histoire par l’évocation très graphique du naufrage du bassin minier du Donbass (Promzona) ou des séries aux couleurs sépia comme By the Ground, scènes de rues rehaussées de brun ou nostalgie figée d’un temps devenu « visqueux » avec l’emblématique Viscidity sorte de poème visuel entre le mot et l’image sur de simples feuilles de papier. Un désenchantement qui flirte avec la mort dans Temptation of Death autour de ce crématorium à Kiev qui ne verra jamais le jour.

Alors que reste-il de nos idéaux, de nos luttes, de nos atermoiements, de nos compromissions ? De simples albums dont les grains et les textures, les taches et les déchirures n’en finissent pas de nous hanter : Diary, 1973-2016.

Infos pratiques :

Boris Mikhailov

Jusqu’au 15 janvier 2023

Commissaire : Laurie Hurwitz

Publication d’un catalogue bilingue par Morel Books (Londres).

La MEP (mep-fr.org)

Egalement lors de votre visite : Elsa & Johanna, The Timeless Story of Moormerland