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Le crossover réussi de Jean-Hubert Martin pour le MAH, Genève : « éveiller le regard et déplacer le curseur du côté de la sensibilité »

Vue de l’exposition Pas besoin d’un dessin ©Musée d’art et d’histoire de Genève, photo: Julien Gremaud

A l’invitation de Marc-Olivier Wahler qui avait donné une première carte blanche à l’artiste viennoise Jakob Lena Knebl « Walking on water » (relire mon interview) c’est au tour de Jean-Hubert Martin de s’emparer de l’Adn du Musée d’art et d’histoire de Genève. On connait son goût pour les « carambolages » exposition magistrale qu’il signe pour le Grand-Palais en 2016 et depuis l’historien de l’art s’est fait une spécialité de ces mélanges et aime jouer les chamboule tout depuis Africa Remix, Théâtre du monde, Une image peut en cacher une autre, jusqu’au prestigieux Musée Pouchkine actuellement.

Si la tâche était immense tant les collections du MAH sont riches et éclectiques (beaux-arts, arts graphiques mais aussi archéologie, horlogerie, numismatique..), cela n’a pas pour autant découragé l’appétence du commissaire qui s’est plongé pendant 2 ans dans les salles et les réserves pour susciter ce qu’il appelle les suites évolutives, certaines œuvres agissant en élément déclencheur comme le fameux tableau La Fontaine personnifiée de Jacques-Laurent Agasse ou La Haine de Félix Vallotton pour écrire et dérouler une séquence entière. Un parti pris audacieux et à rebours des cloisonnements auxquels nous ont habitué les musées à l’instar de l’approche d’Aby Warburg que privilégie Jean-Hubert. Pas besoin d’un dessin ? c’est ce que l’on va voir…

Dans la première salle palatine, très spectaculaire en soi, il s’agit de réunir deux motifs récurrents de notre civilisation : la croix et le cercle entre une miniature persane, un masque Dogon du Mali, la crucifixion d’Antoon van Dyck, un globe céleste tenu par la main de Dieu, jusqu’à Malevitch et Richard Long. L’alpha et l’oméga, l’horizontal du vertical, l’abysse et l’ordonnée réconciliés par l’Homme de Vitruve. Une entrée en matière brillante !

La 2ème salle propose une méthode très enfantine et plus ludique, savoir compter ! tel Roman Opalka qui s’est concentré sur cette méthodologie tout au long de son existence. Dès lors les dés sont jetés dans ce préambule où il ne faut pas se fier aux apparences. Un avertissement à valeur de feuille de route pour le visiteur qui, privé de cartel explicatif, doit faire appel à ses sens. S’il est interdit de toucher au musée, la question des sens est d’ailleurs au cœur de ce parcours dans une séquence à part entière.

Après une séquence très aquatique de la naissance de Vénus aux cascades d’eau de François Diday en passant par les estampes japonaises, place à la rigueur géométrique dans l’imposante 2ème salle palatine avec des drapeaux d’infanterie suisse, des quilts américains, une peinture abstraite géométrique de John M Armleder, un tapis de Josef Hoffman, une sculpture de Carl André ou un costume de scène de Matisse.

Vue de l’exposition Pas besoin d’un dessin ©Musée d’art et d’histoire de Genève, photo: Julien Gremaud

Changement d’atmosphère dans les salles suivantes, volontairement plus intimes. Avec « De l’amour à la haine » une véritable narration est suggérée entre approches amoureuses, flirt, mariage, adultère, trio infernal…rapt et fantasmes débridés entre Degas, Vallotton, Hodler, Bertrand Lavier, Francisco de Goya mais aussi un dieu Priape et des estampes japonaises très explicites.

Puis « De la bacchanale au bistro » il n’y a qu’un pas, entre ivresse et excès en tous genre avec les tavernes flamandes de Adriaen van Ostade et David Rijckaert, les repas pièges de Spoerri jusqu’aux sinistres visions de William Hogarth, In Lane et Beer Street. Cette tendance va pousser les peintres hollandais en réaction à la vision édulcorée et idéalisée de l’art italien, à choisir des sujets volontairement vulgaires, sales, et même scatologiques : des hommes se soulageant derrière des joueurs de cartes de Théobald Michau, Femme se soulageant près d’un arbre de Rembrandt, animaux pissant dans les prés, excréments…ces réalités triviales du corps, entre humour et insolence, qui ont toujours fasciné les artistes mais longtemps été occultées par les historiens de l’art.

« Du sein à la maternité » s’attache à montrer la permanence de cette image dans l’iconographie occidentale mais au-delà et dès la préhistoire en Egypte notamment à travers le culte d’Iris, ou dans l’hindouisme. Le motif de la Vierge allaitant devient une allégorie de la charité humaine et le sein, l’objet des obsessions sexuelles comme avec Salvador Dali ou Jean-Baptiste Greuze.

Puis nous basculons dans la vénération et le fétichisme autour des cheveux dont les reliquaires devenaient même des bijoux au XIXème siècle. Des cheveux féminins souvent longs qui exigeaient beaucoup de soin comme en témoigne les différents accessoires : brosses, postiches, peignes en corne ou en écaille de tortue. Chez les hommes la barbe est un signe d’appartenance clanique, politique (barbe des Réformateurs) ou de virilité. Elle a toujours été très appréciée en Suisse comme en témoigne les autoportraits de Ferdinand Hodler. La célèbre femme à barbe Madame Robineau, immortalisée par Jean-Baptiste Bonjour est l’un des fleurons de la Maison Tavel. Jennifer Miller posant nue sur le calendrier de Zoe Leonard en est l’une des héritières.

Vue de l’exposition Pas besoin d’un dessin ©Musée d’art et d’histoire de Genève, photo: Julien Gremaud

Avec « Des riches et des pauvres » qui se déploie dans les élégants salons XVIIIème siècle il est question d’espères sonnantes et trébuchantes (L’Usure de Quentin Metsys) et de symboles d’un capitalisme aliénant à la solde des puissants. La séquence suivante «  De l’ambigu à l’énigme » renvoie à l’exposition Une image peut en cacher une autre et offre une série de pièges visuels savoureux comme ces visages qui se détachent de paysages ou de motifs ornementaux. L’occasion également pour Jean-Hubert Martin de rendre hommage à l’artiste suisse Markus Raetz décédé en 2020, sorte de fil rouge qui introduit plusieurs sections du parcours. « De l’arnaque à la décapitation » offre une véritable narration, sans doute l’une des séquences les plus abouties avec en prime une guillotine, ce qui pour nous français reste impressionnant. Ainsi du vol à l’étalage, de la rixe à l’incarcération, la sentence tombe parmi de grands récits mythologiques autour des figures de Judith et Holopherne.

Cette éblouissante traversée se poursuit dans les Cabinets du château de Zizers autour de l’évocation de l’hiver : poêle à carreaux de faïence en dialogue avec le Paysage enneigé de Wolfgang Adam Töpffer et la vidéo de Nam June Paik, Snowing Bouddha. La finitude humaine est le prétexte d’un rapprochement inédit entre le Penseur de Rodin et L’ouvrier philosophe de Ferdinand Hodler, tandis que l’on découvre que la nature morte, thème universel de la peinture européenne puise ses racines dans l’Egypte ancienne.

Vue de l’exposition Pas besoin d’un dessin ©Musée d’art et d’histoire de Genève, photo: Julien Gremaud

En guise de conclusion, deux axes formels, d’un part la morphologie à partie d’une série de récipients de toutes provenances et le chromatisme à partir d’une frise regroupant plus de 150 objets, véritable installation qui couvre 3000 ans d’histoire. C’est le trait virtuose final. Un nuancier portfolio accompagne de manière originale ce grand écart.

Si l’idée de Pas besoin d’un dessin est généreuse et avant-gardiste, chaque visiteur pouvant construire sa propre exposition, sa propre chorégraphie, comme le souligne Marc Olivier Wahler, le public complètement néophyte s’y retrouvera-t-il ? C’est tout l’enjeu de cette prise de risque, le catalogue devenant le complément indispensable à la visite. En plus des essais de Jean-Hubert Martin et de la critique d’art Maura Reilly et de l’entretien entre le commissaire et Marc-Olivier Wahler, la maquette façon « marabout-bout de ficelle » ajoute une vision décalée à la fois savante et savoureuse.

A noter qu’en matière de graphisme et de conception éditoriale, le premier numéro du nouveau magazine du MAGMAH réserve bien des surprises ! A la croisée de cette collusion des images et réflexion autour de la vocation même du musée, il offre le support de plusieurs cartes blanches autour du philosophe Tristan Garcia, de la photographe Camille Vivier et de l’artiste Arnaud Labelle-Rojoux.

Un vent de folie souffle sur le MAH qui n’est pas prêt de s’arrêter et pour notre plus grand plaisir…

Infos pratiques :

Pas besoin d’un dessin

(galeries du 1er étage et salles du château de Zizers)

Jusqu’au 19 juin 2022

Nouvelle présentation de l’étage Beaux-arts

Musée d’art et d’histoire

Rue Charles Galland 2

Genève

ouvert du mardi au dimanche de 11 à 18h

prix Libre

Billeterie et réservation

Programmation associée : AFTERWORK #23, L’exposition habitée

jeudi 3 février de 18 à 22h

www. mahmah.ch

MAH – Musée d’art et d’histoire | Musée d’Art et d’histoire | Ville de Genève : Sites des institutions (ville-geneve.ch)

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