Charlotte Charbonnel 2019, dans le cadre de sa résidence avec le Creux de l’enfer à La Coutellerie Dozorme,La Monnerie-Le MontelCrédit photo : Jodie Way
Plus que jamais il est important de donner à voir les projets et engagements des artistes et acteurs du monde de l’art de nouveau brusquement pénalisés par ce reconfinement et même si l’Abbaye de Maubuisson a fermé ses portes, l’interview de Charlotte Charbonnel devrait vous donner envie de découvrir cet ambitieux projet. Sa dernière phrase apparait comme étrangement prémonitoire…
Aux confins de l’observation scientifique et de l’ésotérisme, des forces souterraines et telluriques de l’Abbaye de Maubuisson, Charlotte Charbonnel nous fait revivre le potentiel symbolique extrêmement fort de cette abbaye cistercienne à travers ses vibrations acoustiques et champs magnétiques qu’elle sublime à l’aide de dispositifs de son invention. Sa réponse au lieu et ses nombreuses recherches invitent à une suite de passages entre contemplation et émerveillement. Un continuum acoustique aux multiples strates qui redonne du sens et nous invite à retrouver nos propres résonances. L’artiste a répondu à nos questions.
Le titre choisi : Geoscopia
J’ai longuement hésité entre les notions de géoscopie et de géomancie. Ce titre renvoie au principe d’observation des couleurs de la terre au lever du soleil. Tout ce projet est venu d’une volonté de faire rentrer l’extérieur à l’intérieur de l’abbaye, de témoigner des énergies des bâtiments qui ne sont plus présentes au niveau du cloitre, de l’église etc. Ce sont des présences fantomatiques. J’ai essayé de capter ces énergies pour les intégrer dans l’aile encore existante, qui est orientée vers l’est.
Quelle image aviez-vous de l’Abbaye de Maubuisson avant cette invitation et quel défi cela représente t-il ?
J’ai été très émue de cette invitation à l’abbaye, que j’ai découverte lorsque j’étais étudiante, à l’occasion de l’exposition d’Eric Samakh en 2006. La rencontre avec ce lieu était assez magique. Je me souviens précisément de ma visite, d’avoir d’abor remarqué la grange sur la droite, le parc que l’on traverse pour arriver directement l’abbaye. J’avais trouvé cela incroyable de permettre à un artiste de réaliser un exposition monographique dans un lieu historique si chargé avec ces salles majestueuses. C’était pour moi l’un des lieux qui me semblait intéressant aujourd’hui dans mon parcours, ayant commencé au centre d’art contemporain, la Maréchalerie à Versailles avec ce principe de travailler in situ. C’était aussi une étape car il faut prendre la mesure du lieu et ne pas être trop dans le retrait, ni en combat avec lui mais trouver le moyen de danser avec lui j’ai envie de dire.
L’oeuvre source : « Arkhê » source
Cette œuvre est située à un endroit assez stratégique, l’ancienne fontaine d’eau potable au sein du cloitre, qui était central au cœur de l’activité des moniales, avec les traces d’un ancien lavabo. En effet la présence de l’eau est très importante à l’abbaye et quand j’ai voulu ramener ces énergies de l’extérieur vers l’intérieur, les courants souterrains et l’eau m’intéressaient particulièrement. Je suis donc allée chercher du côté de la radiesthésie et de ses outils comme les baguettes par exemple qui servent à détecter encore où il y avait des sources. Le projet s’est construit en plusieurs strates et a fait appel à différents domaines dont l’archéologie.
Le site ayant été fouillé dans les années 1980 par le SDAVO, j’ai donc pu rencontrer une des archéologues Monique Wabont en charge de ces fouilles à l’époque. Des fouilles qui ont beaucoup tourné autour de ce site du lavabo ou ce qu’il en restait. Je souhaitais explorer le lieu à travers différents prismes de connaissance. J’ai par exemple consulté un medium à un moment donné afin d’avoir différentes grilles de lecture du lieu par le biais d’autres outils que la science, d’explorer d’autres côtés ésotériques à travers les visions de cette personne qui, face aux photos du site de l’abbaye m’a confié une histoire, une sorte de vision à propos d’une fontaine miraculeuse qui datait d’avant la fondation de l’abbaye. Cela avait donc du sens de croiser tous ces éléments autour de la fontaine. Cette colonne de béton vient révéler comme une source qui se serait figée et sortie de terre. C’est aussi l’idée d’une antenne ou d’une aiguille d’acuponcture selon le concept de la géobiologie qui consiste à rééquilibrer les lieux et comprendre ce que nous avons sous nos pieds. C’est aussi l’idée de venir comme si l’on venait récupérer les énergies à cet endroit, au centre névralgique de l’activité des moniales. Le béton va se patiner aussi dans le temps. Je voulais quelque chose d’assez énigmatique et d’intemporel, une colonne
laissée brute qui va se patiner avec le temps, pour aussi aller dialoguer avec les vestiges visibles à l’extérieur de l’abbaye. Cette antenne est équipée de 5 capteurs et mesure 3 mètres de hauteur. Ce sont des captations d’énergies physiquement mesurables et quantifiables mais invisibles à l’œil nu, selon l’idée du projet : la radioactivité, la température du sol, la lumière dans les ultraviolets et les infrarouges), le champ électrique entre la terre et le ciel et toutes les vibrations terrestres que l’on peut détecter par un géophone (passage d’un train, circulation du public..).
Tous les instruments qui permettaient de mesurer l’activité terrestre m’ont intéressé.
Acoustique et place du son
Il est vrai que le son a une place particulière dans mon travail et dès que je prends connaissance d’un lieu, je suis attentive à l’acoustique. J’essaie de comprendre comment le son se comporte. J’ai été forcément très gâtée dans une abbaye cistercienne où l’on connait l’importance que le sonore avait avec l’architecture.
L’important était le parallèle fait entre la musique et l’harmonie des proportions. Je me suis beaucoup intéressée à la forme en ogives de l’architecture et à quel point cela permettait de faire rayonner le son. La première salle « Le parloir » est assez significative, c’est la plus raisonnante avec une amplification naturelle assez incroyable. Comme son nom l’indique, elle offrait la possibilité aux moniales d’échanger, de murmurer car la voix est rapidement amplifiée. J’ai rencontré Jean-Christophe Valière, l’un des spécialistes en France de poteries acoustiques, sujet de recherches qui m’intéressait depuis un moment. On a retrouvé des amphores dans certaines églises qui permettent d’amplifier le chœur, la voix des chanteurs. C’est un phénomène qui existait déjà à l’Antiquité, Vitruve le citait. Jean-Christophe Valière est venu à l’abbaye et nous avons fait intervenir un bureau d’acoustique Aida car je souhaitais réaliser une sorte de cartographie sonore du bâtiment. Cela a consisté entre autres à envoyer un signal dans la salle et analyser son temps de réponse, à comprendre s’il y avait des points de focalisation à l’aide de sonomètres. Et ce qu’il en est ressorti est la perfection des proportions, l’amplification et l’harmonie absolue de la salle. Elle dessine un carré avec un pilier central et le son est absolument homogène quelle que soit notre position.
Dans un second temps, j’ai voulu explorer le son comme méditation, comme moyen de transition d’un état à un autre, une forme de bien-être en utilisant des bols de cristal, des bols tibétains et des bols en terre. Cette œuvre est née de toutes ces rencontres. Cette installation vient rayonner autour de ce pilier central. Je voulais faire ressentir la force centripète et centrifuge autour de ce pilier avec ce dispositif proche du sol qui l’encercle, avec ces bras qui s’étendent du pilier, supportent les bols partant du sol jusqu’à l’élévation. Ils sont de 3 types. D’une part des bols en terre réalisés par un potier qui ont une qualité plus rustique et archaïque, des bols en cristal des creusets industriels qui dégagent une sonorité très forte et rapide et ensuite des bols en laiton tibétains qui sont martelés et réalisés selon la tradition à la pleine lune avec 7 métaux qui correspondent aux 7 planètes. Chaque bol est équipé d’une mailloche qui vient rentrer en action selon la partition extérieure reçue. En effet, ce sont les captations climatiques extérieures, ce que j’aime appeler les humeurs de l’abbaye, qui sont jouées par cette installation intitulée « Les chants du Malodunum ». J’ai découvert que Malodunum est le mot latin pour Maubuisson, en faisant quelques recherches dans les archives, et j’ai souhaité lui rendre hommage en réactivant ce nom un peu oublié.
Effet domino de salle en salle avec une énigme résolue qui en entraîne une autre
C’est un effet domino en effet pour décrire ce système en cascade, l’idée étant que
chaque salle vienne donner le ton de la salle suivante. On ne sait pas si l’on va vers
une forme de distillation des énergies ou au contraire d’amplification. C’est comme si
ces énergies devenaient autre chose, et se transforment en continu selon la phrase
de Lavoisier « Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme ». Ce parloir
donne le ton à la salle suivante « Le passage aux champs », avec ce pendule qui
vient osciller sur toute la longueur de la pièce par un principe d’aimantation, qui vient
à son tour donner le « la » à la salle des religieuses et ainsi de suite jusqu’à la fin du
parcours, qui se termine dans les latrines. où l’on retrouve l’eau cherchée de la
colonne, cette fois ci présente sous nos pieds et qui remonte et circule autour de
nous.
Questions plus personnelle : votre bilan de la période que nous venons de traverser
C’est une période à la fois inquiétante et fragile. J’ai l’impression qu’il y a un avant et
un après et que l’on ne sait pas où l’on va. On est face à de multiples
questionnements à tous les niveaux. En ce qui me concerne, j’ai essayé de tirer
partie de ce confinement pour me recentrer, comme beaucoup de gens, ayant la
chance d’être chez moi dans mon atelier, de pouvoir continuer à travailler, de penser
aux projets avec d’autres propositions pour la suite qui sont arrivées, ce qui était
positif. En ce qui concerne l’exposition à Maubuisson, nous avons dû décaler les
dates et comme c’est une œuvre qui est en lien avec l’extérieur, elle évolue avec les
saisons. Entre mai et l’automne, selon ce qui était initialement prévu. Le décalage de
saisons vers l’automne et beaucoup d’hiver nous a obligé à réadapter les captations
mais nous avons aussi bénéficié de plus de temps pour l’installer l’exposition. On a
eu la chance de pouvoir maintenir le projet et j’espère que l’on ne sera pas de
nouveau confinés !
Infos pratiques :
Geoscopia, Charlotte Charbonnel
Jusqu’au 21 février 2021
L’abbaye de Maubuisson est fermée depuis le 30 octobre suite aux mesures
gouvernementales.
Programme Coincidences en écho mis en place par l’artiste pour accompagner votre
visite (suspendu).
Charlotte Charbonnel est représentée par la galerie Backslash