Bernard Blistène : « Nous avons contribué à un monde global qui tournerait à un rythme uniforme et l’on mesure que c’est une illusion, une illusion d’optique et une illusion intellectuelle »

Bernard Blistène, directeur musée national d’art moderne Centre Pompidou ©Philippe Migeat

Alors que l’exposition Christo n’a pu ouvrir ses portes et les expositions à venir :
Matisse et Alice Neel restent parmi d’autres en suspens, le Centre Pompidou qui perd 1,2
millions € par mois en billetterie – comme le déclare Serge Lasvignes, son Président –
doit repenser son modèle et se réinventer, tout en tenant compte de particularismes
sociaux-culturels longtemps écartés. C’est ce que soutient Bernard Blistène qui a
répondu à nos questions.

Comment réagissez-vous face à cette crise sans précédent au niveau du Centre
Pompidou totalement à l’arrêt, avec la non ouverture de l’exposition Christo et le risque qui pèse sur l’exposition Matisse prévue en mai et d’autres à venir, alors que symboliquement, votre antenne chinoise a rouvert à Shangaï ?


Le monde entier est « à l’arrêt ». Peut-être est-ce un temps qui nous est donné pour
réfléchir ? Et tant que nous ne savons pas quand s’organisera le déconfinement, nous ne
pouvons donner de dates précises. En ce qui concerne les expositions programmées, le
président et moi partons avec le désir de faire le programme que nous avions établi, mais il est clair que pour toutes les raisons que vous imaginez, ce calendrier risque d’être chahuté. Je ne saurais en l’état vous dire quelle seront les nouvelles dates et les conditions même de réalisation de ces projets puisque nos expositions sont le fruit de prêts étrangers, d’échanges, de partenariats et de complicité avec nos collègues de par le monde et comme on le constate, cette pandémie ne se développe pas et n’est pas davantage prise en compte de la même façon de par le monde. Il y a là aussi à réfléchir… A réfléchir sur l’individualisme des peuples dans pareil moment, aux enjeux qui prévalent sur d’autres pour imaginer la reprise, voire sur les incertitudes sans doute dramatiques qui pèsent sur certaines parties du monde… Il est donc temps de réfléchir et d’espérer en tirer un enseignement. Nous devrions relire «Malaise dans la civilisation » de Freud. Sans imaginer que l’histoire se répète, il faut espérer que les musées répondent à la situation, avec leurs armes et leurs outils, éviter de retourner vers le « business as usual », adapter nos pratiques à une réalité, voire une complexité nouvelle. Ce qui nous conduit d’ores et déjà à travailler avec les équipes pour faire des propositions pour inventer ou réinventer une fois l’état des lieux fait, une partie du fonctionnement même de l’institution et j’y
reviendrai.

Centre Pompidou x West Bund Museum Project Courtesy : West Bund Musuem

Vous lancez la nouvelle plateforme du Centre Pompidou, est-ce selon vous une alternative pertinente pour donner la visibilité nécessaire à vos expositions et événements associés pendant cette période ?


Je suis de ceux qui considèrent que rien ne peut se substituer à une relation directe avec
l’œuvre, d’autant que les œuvres d’aujourd’hui prennent souvent des formes, un temps et un espace différent du seul rapport à la contemplation que pourrait avoir une œuvre classique. Imaginer que la dimension virtuelle puisse se substituer à l’expérience du musée est à mille lieux de ce que je pourrais penser. Pour autant il est vrai que dans une situation comme celle que nous vivons, le Centre Pompidou a de telles ressources et compétences à tous les niveaux (patrimoniales, archivistiques et bien-sûr humaines…) qu’il est important de mettre tout cela à profit pour concevoir de nouveaux formats, pour que les conservateurs qui sont pour beaucoup des chercheurs et des enseignants, puissent faire différentes interventions. Je ne vois pas ces contenus en ligne comme des éléments de substitution mais comme essentiels dans la période que nous traversons et peut-être même incitatifs pour la période future. Ils offrent des possibilités de réfléchir à comment réorganiser le rapport à la fois à la connaissance et à l’éducation, aspects fondateurs de la mission d’un musée.

Qu’en est-il de KANAL et de sa programmation ?


Nous devions ouvrir ces jours-ci un projet formidable avec la Fondation KANAL, en pleine
complicité avec John Armleder que nous avons invité dans la perspective d’inventer avec lui, un dispositif à l’échelle du lieu. Ce n’est que partie remise, puisque nous l’avons reporté en septembre. Nous avions réussi la gageure de maintenir l’une des parties du bâtiment ouverte, tandis que l’autre était déjà en travaux. Ironie du sort, il y a dans l’œuvre subtile d’Armleder une dimension critique, ouverte à toutes les formes d’expérimentations qui interroge différentes réalités sociales qui ne peuvent que nous interpeller. Avec la merveilleuse équipe de Kanal, nous travaillons à une nouvelle orchestration du projet où se mêleront sur les cinq plateaux du showroom du bâtiment, expositions, projections de formats différents. Et tous ensemble savons avec John qu’il nous faut rythmer le projet autrement. Certes, les monographies qu’Armleder souhaite consacrer à Genesis P-Orridge qui, entre temps, nous a quittés alors que nous avions commencé de travailler avec elle ou à Tony Conrad, à différents aspects de Fluxus ou à des créateurs d’aujourd’hui seront préservées mais nous souhaitons aussi construire une plateforme qui nous permette, pendant un mois, de proposer de nombreuses pistes de réflexion. Et l’œuvre comme la méthode d’Armleder, pour peu que vous en mesuriez les dimensions multiples, vous y invite fortement.

KANAL © Philippe Migeat  avec œuvre sur le toit Lazara Rosell Albear That That Reappropriating the Citroën Billboard With Three Works, 2018. Commande Fondation Kanal, 2018

Quel impact peut avoir selon vous un tel séisme sur le monde de l’art en France ?


Face à cette situation qui touche le monde entier et notamment les Etats-Unis, malgré
l’impudence de son dirigeant et ses déclarations insensées, on mesure que ce que l’on appelle « l’exception culturelle française », offre des avantages singuliers. Je veux dire par là que nos musées, leurs personnels, leur fonctionnement malgré la situation dans laquelle nous nous trouvons, sont préservés, comparés à nos homologues américains qui perdent brutalement leur travail et ressources mais aussi à quantité d’institutions naissantes de par le monde et qui seront sans doute foudroyées.
L’impact sera considérable, que ce soit d’un point de vue matériel et encore davantage d’un point de vue psychologique. Je n’imagine pas comment et quand les gens retourneront au musée. Je veux espérer et c’est mon devoir, que ce rapport à la connaissance, cette réflexion menée par certains artistes qui savent suggérer et décrire les symptômes d’une société sans le faire de manière littérale, continuent à trouver un écho. On n’a rarement vu que de grands faits de civilisation n’aient pas profondément affecté la création et je suis convaincu que les périodes de crise ne sont pas des périodes infécondes, bien au contraire. J’appartiens à une génération passionnée par les écrits de Max Friedlander sur la crise du Maniérisme et je me dis qu’en fait il n’y aura pas d’après confinement et que d’une certaine façon, il faudrait – comme me le rappelait ce matin mon ami Guy Gypens citant Nora Sternfeld dans sa réflexion sur le « para-musée », «savoir rester avec les troubles ».

Quels scenarii et réponses possibles imaginez-vous à l’issue de cette crise ?


D’un point de vue purement factuel, il est évident que personne n’imagine comment les gens sortiront de cela, quel sera leur désir, comment les artistes eux-mêmes pourront produire une réflexion sur cette réalité. De ce point de vue d’ailleurs, je ne pense pas qu’il puisse y avoir une réponse globale et qu’au nom de la globalisation qui nous gouverne et menace de nous gouverner encore, tout le monde puisse adopter la même perspective. Il y aura des particularismes qui vont de fait naître en fonction de contextes, de situations sociales, politiques idéologiques, différentes.
Je relisais, vous disais-je, le livre de Freud, Malaise dans la civilisation après avoir vu sur Arte le très beau documentaire de David Teboul sur le psychanalyste. Ce qui m’intéresse dans ce livre écrit au tournant des années 1930 est cette dialectique soulevée entre culture et civilisation, pessimisme et lucidité, bonheur et compromis. Je pense qu’il est fondamental d’utiliser le musée comme une plateforme pour engager une réflexion dans ce sens. Tous les grands intellectuels européens ont travaillé là-dessus. Nous avons favorisé un monde global bâti sur des avancées techniques et sociales que l’on a tenté d’uniformiser au détriment de l’humain.
Saurons-nous en sortir ? Retrouverons-nous cette « centralité des corps » dont nous parlait Michel Foucault ?

Cette crise peut-elle être, selon vous, l’occasion d’une réflexion de fond sur le rôle et la mission du musée ?


Avec le Président du Centre Pompidou et l’ensemble des équipes, nous avons engagé un débat qui conduit chacun d’entre nous à faire état de ses réflexions. Je veux espérer, car l’attente est énorme, que le musée prendra alors sa pleine place. Mais attention, ne demandons pas au musée ce qu’il ne peut pas donner et ne multiplions pas les initiatives nourries de bonnes intentions ! « L’enfer est pavé de bonnes intentions », disait Bernard de Clairvaux au XIIème siècle…
Pour autant, notre responsabilité est d’abord de contribuer à soutenir une scène artistique où nombre de ses acteurs vont profondément souffrir. C’est le sens d’actions immédiates que nous avons décidé de prendre avec notre société des Amis. Et puis, parce qu’entre pragmatisme et idéalisme, nous sommes face au mur et sommes en devoir d’esquisser des propositions concrètes, mon grand ami Manuel Borja-Villel, directeur du Musée Reina Sofia de Madrid, m’a proposé d’initier ensemble un dialogue à quelques-uns – pas trop ! – pour essayer de rédiger le vade-mecum du musée à venir. John Armleder, dont j’apprends beaucoup à travailler avec lui et à qui j’en parlais, m’a répondu avec l’humour qu’on lui connait : « il n’est jamais trop tard pour bien faire » …

Le Centre Pompidou se mobilise et propose des activités créatives dans les écoles parisiennes, dans le cadre du dispositif exceptionnel d’accueil dans les écoles des enfants des personnels mobilisés contre la crise sanitaire.
En partenariat avec l’Académie de Paris et la Ville de Paris

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