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Luxembourg Art Week 2025 : Rencontre Kevin Muhlen, Casino Luxembourg, un théâtre de la crudité et de la radicalité 

Vue de l’exposition Theatre of Cruelty, Casino Luxembourg © Marc Domage

À l’occasion de la Luxembourg Art Week, le Casino Luxembourg propose une soirée performative expérimentale directement inspirée du Théâtre de la cruauté d’Antonin Artaud qui fait l’objet d’une exposition de la commissaire invitée par Kevin Muhlen : Agnes Gryczkowska. Transformant l’espace supérieur du Casino en une scène incantatoire ravagée par les convulsions, rituels et exorcismes, les artistes convoqués de Michel Nedjar, Tadeusz Kantor, à Ed Adkins, Angélique Aubrit et Ludovic Beillard en passant par Romeo Castellucci ou Tobias Bradford, nous entrainent dans la radicalité d’une expérience viscérale de la souffrance. Un acte de dépossession qui repousse les limites entre révélation et mise en abyme que nous décrypte Kevin Muhlen qui revient sur le contexte exceptionnel de Theatre of Cruelty dans le prolongement d’autres expositions autour du diable (l’Homme gris), de l’Apocalypse par Jérôme Zonder ou de la puissance du Metal avec Altars of Madness.

En parallèle, le rez-de-chaussée accueille €AT curatée par les créateurs de la plateforme en ligne berlinoise « Contemporary Artist Things » qui mène des recherches autour de méthodes alternatives de diffusion d’œuvres d’art, ce qui rejoint une réflexion autour de la vocation d’un lieu tel que le Casino entre soutien à la création et logiques marchandes comme le résume Kevin Muhlen. Le duo Angélique Aubrit & Ludovic Beillard fait le lien entre les deux expositions avec une œuvre troublante autour de l’effondrement des dérives capitalistiques. À noter que 2026 marquera le 30ème anniversaire du Casino avec, notamment, le commissariat du Pavillon du Luxembourg à la Biennale de Venise autour de l’artiste luxembourgeoise Aline Bouvy qui a bénéficié d’un solo show récent dans l’institution. Autant de liens qui font sens. Kevin Muhlen a répondu à mes questions. 

Kevin Muhlen ©Reza Kianpour

Pour commencer par €AT : quelle est la genèse du projet ? 

L’exposition €AT proposée par la plateforme Contemporary Artist Things curetée par Nora Cristea et Vincent Schneider, au rez-de-chaussée du Casino Luxembourg interroge les liens potentiels que nous pourrions avoir entre la plateforme en ligne et notre bookshop, qu’on aimerait développer avec de nouvelles initiatives tels que des multiples d’artistes, des éditions…. Au fil de nos réflexions avec Stilbé Schroeder, curatrice au Casino Luxembourg, autour de la programmation, le projet €AT rejoignait une volonté de faire résonner nos espaces, d’explorer de façon transversale différentes manières de créer des expositions et de présenter la création artistique au public. Quand j’ai rencontré l’équipe de la plateforme à Berlin, le projet m’a immédiatement intéressé au point d’imaginer une possible collaboration puisque leur structure soutient la création artistique, mais n’est pas guidée uniquement par le profit. Leurs enjeux se jouent autour de moyens alternatifs de diffusion des œuvres afin de permettre à des jeunes collectionneurs ou des personnes qui ont envie de s’entourer d’œuvres artistiques de pouvoir les acquérir et les côtoyer au quotidien. 

Toutes ces réflexions ont mené au développement d’un projet dont le point de départ est ce catalogue qui existe exclusivement en ligne, et d’en proposer une exposition qui ferait le lien entre notre bookshop et notre espace d’exposition situés au rez-de-chaussée. Cette exposition permettrait de manière inédite, d’acheter des œuvres – ce qui n’est pas possible d’habitude au Casino Luxembourg. Connecter l’institution avec une plateforme dont la vocation, est la vente et la circulation des œuvres nous semblait une idée intéressante. Cela faisait sens aussi de sortir la plateforme de l’univers numérique et d’en faire quelque chose de physique – parce que la matérialité des objets est importante. C’était une belle opportunité pour nous tous. 

Vue de l’exposition €AT, Casino Luxembourg – Forum d’art contemporain, 2025 © Lynn Theisen

Quels enjeux du projet rejoignent la vocation et les activités du Casino Luxembourg ?

Parmi les enjeux auxquels nous sommes confrontés en tant que centre d’art — et qui ne sont pas toujours abordés de manière frontale dans le milieu institutionnel — figure la question de notre positionnement, en tant qu’espace non lucratif, au sein d’un système qui demeure malgré tout régi par des logiques marchandes. On participe à une plus-value des œuvres, à de la visibilité et à de la création de carrière. Une autre question concerne les pratiques curatoriales hybrides : celles qui se situent entre galeriste et curateur, entre maison d’édition et galerie, et la manière dont le milieu institutionnel vient interagir et compléter tout cela de manière complexe. Parce que nous ne sommes pas dans un modèle unique, chaque ville ou chaque milieu a trouvé sa dynamique et son système. Autant d’enjeux qui venaient résonner avec notre programmation.

Vue de l’exposition €AT, Casino Luxembourg – Forum d’art contemporain, 2025 © Lynn Theisen

En termes de statut des œuvres, €AT pose la question du multiple et de la série 

En effet, il y a des choses qui sont uniques mais qui sont produites en série. Et puis, il y en a qui sont reproduites en impression ou imprimées sur textile (T shirts, chaussettes) ou encore d’autres qui sont façonnées par les artistes eux-mêmes et qui deviennent alors des séries de pièces uniques. On a rapidement choisi de montrer tout le catalogue, ce qui représente environ 50 artistes, et de présenter aussi les pièces qui sont sold out. Nous avons souhaité soutenir trois nouvelles productions dans le cadre de ce projet. Une invitation a été lancée à : Angélique Aubrit & Ludovic Beillard par Agnes Gryczkowska, curatrice de l’exposition Theatre of Cruelty Mariechen Danz par Nora Cristea et Vincent Schneider (CAT) tandis que de mon côté, j’ai invité Vanessa Brown. 

Comment les artistes Angélique Aubrit & Ludovic Beillard font le lien entre les deux expositions ? 

Ils ont créé des scénettes, des petits dioramas avec des fouines qui évoluent pami ce système anticapitaliste, que ce soit en miniature dans l’exposition €AT au rez-de-chaussée et à plus grande échelle dans l’exposition Theatre of Cruelty d’Agnes Gryczkowska à l’étage. Ces personnages font ainsi le lien. 

En ce qui concerne, Theatre of Cruelty, comment vous avez rencontré Agnes Gryczkowska et comment est né le projet ?

Agnes a une signature d’exposition très marquante, quelque chose qui m’a toujours intéressé, une sensibilité dans la scénographie et une envie de faire dialoguer des œuvres contemporaines avec des œuvres historiques, parfois très anciennes. Elle l’avait déjà fait à La Fayette Anticipations pour l’exposition « Au-delà » en 2023 avec les petites figures cycladiques ou des tableaux anciens à Berlin lorsqu’elle était commissaire au Schinkel Pavillon. J’avais envie de travailler avec elle et de voir comment elle répondrait aux espaces du centre d’art, quel type de thématique elle viendrait proposer pour poursuivre cette ligne artistique développée initiée depuis quelques années au Casino Luxembourg tout en y apportant une autre sensibilité et un autre regard. Nous avons été mis en relation par des connaissances communes. J’ai découvert alors qu’elle suivait de manière assidue notre programmation et qu’elle appréciait ce que nous menions ici, ce qui a facilité nos premiers échanges. Très rapidement, elle a exprimé son envie de développer ce concept du théâtre de la cruauté qu’elle explore déjà depuis plusieurs années sous différents formats : (performances, discussions…) et de transposer en exposition les écrits et les théories d’Antonin Artaud. 

Les espaces du Casino Luxembourg l’ont rapidement projeté dans quelque chose de très théâtral et scénique, ce qui rejoignait leur vocation première d’espaces de réception, de concert et de moments de vie mondaine (ancien Casino Bourgeois). Pour moi, c’était intéressant parce que le théâtre, était un domaine que l’on n’avait pas encore trop exploré étant donné que l’économie et la manière de fonctionner du théâtre n’est pas du tout la même que celle du milieu de l’art. 

En quoi l’influence de Roméo Castellucci est-elle décisive ?

Il y a beaucoup de Pasolini dans le théâtre de Roméo Castellucci. Des expériences à vivre, tant pour les acteurs que pour le public, comme on peut le découvrir dans les vidéos rassemblées dans une salle d’exposition dédiée à « Tragedia Endogonidia » (2002-2004). 

À la base, nous avions envisagé une grande performance avec Romeo Castellucci, véritable chef d’orchestre, avec des œuvres autour qui résonneraient avec ce moment de présence très précis, très épuré, très cru. C’est dans cette esthétisation très dramatisée et radicale que tout se joue, mais nous n’avons pas réussi à aller au bout de notre idée, parce que cela demandait trop de moyens.

Qui est à l’origine de l’œuvre sonore qui accompagne l’exposition ? 

C’est une œuvre de Pan Daijng, qui sont le résultat d’une performance qu’elle a réalisée et qui continue de vivre sous la forme de cette installation. Le son ajoute une dimension dramatique à l’exposition avec ces chants, ces lamentations qui s’enchevêtrent, qui se superposent et qui résonnent, ce qui crée une atmosphère assez particulière en réponse aux inscriptions qui figurent sur ces deux grands formats noir et blanc. À partir de là, Agnes Gryczkowska a voulu s’entourer d’œuvres qui suivent une base conceptuelle qui entre en résonance avec Antonin Artaud et cette idée du théâtre de la cruauté. De plus, étant polonaise (Cracovie), elle a grandi avec l’héritage de Tadeusz Kantor. Elle a donc voulu intégrer des œuvres qui seraient une continuité des réflexions d’Artaud, sous une autre forme, mais toujours dans cette idée d’énergie très brute et très crue, d’exorcisme presque des traumatismes de la société pour aller à travers le théâtre, jusqu’aux limites de la cruauté. Une cruauté qui est à prendre dans un sens vraiment physique et viscéral, et non pas comme quelque chose de méchant ou de malveillant, comme on pourrait le croire.

Il y a une part d’art brut assez importante dans l’exposition 

En effet c’est une volonté assez marquée dans l’exposition avec les poupées et les dessins de Michel Nedjar qui brouillent la frontière entre art et exorcisme ou encore avec les panneaux de Pan Daijng.

Également, le dessin très brut et viscéral de Liza Lacroix transpose dans ses peintures abstraites une forme de convulsion brute

L’œuvre de Tobias Bradford en contrepoint 

Avec cette table qui avance toute seule, ni morte, ni vivante, on est plongés dans une sorte d’humour qui répond aux machines assez sinistres et cruelles de Tadeusz Kantor. Agnes aime apporter un peu de « légèreté », qui est presque une forme de tendresse. Comme dans ces contes pour enfant où la limite est parfois mince entre le mignon et l’angoisse. 

Allons vers cette forme de labyrinthe, un endroit assez anxiogène : l’installation « Take Half I Have Nothing Left »  a-t-elle été conçue pour l’espace ? 

Tout à fait. Cela a été produit sur place et construit en étroite collaboration avec les artistes. 

Angélique Aubrit et Ludovic Beillard ont imaginé ce nouveau chapitre dans le cadre de l’œuvre évolutive « Une solitude vraiment terrible » à partir de figures qui sont activées par des performances. L’idée, ici, était de créer un contrepoint par rapport à ces espaces grandioses de la grande salle qui sont très hauts, drapés de rideaux et plongés dans le noir, afin d’entrainer le visiteur dans des couloirs très exigus et quelque chose de beaucoup plus malaisant et angoissant à rebours du théâtral. Un sentiment presque claustrophobique se dégage de ce labyrinthe et de ces figures qui complotent dans leurs pièces exigues. 

La vidéo d’Ed Adkins 

Elle est à la fois mélancolique et traversée par la souffrance.

Il y a un côté numérique qui vient se rajouter à la matérialité de la peinture, à celle des objets et qui offre encore une fois, un contrepoint très intéressant à travers une esthétique très différente. Cette proposition nous projette à nouveau dans le XXIᵉ siècle, face à cet avatar digital d’Ed Atkins et à cette note qui se répète dans un hiatus- entre l’intensité recherchée et l’expérience de ce regard qui traduit la déception. On n’est pas du tout dans cet effet direct et cru, mais dans quelque chose de beaucoup plus subtil et presque doux. C’est là toute la force de la proposition d’Agnes Gryczkowska : traverser un arc de périodes et de mediums. 

En termes de programmation Theatre of Cruelty rejoint d’autres expositions précédentes au Casino comme le Diable 

 

Il y a eu un certain nombre d’initiatives dans cette lignée : en effet, le diable avec l’Homme gris et Benjamin Bianciotto comme commissaire. Tout comme le solo show de Jérôme Zonder ou l’exposition Altars of Madness autour des liens entre art contemporain et musique métal. 

Une publication est-elle prévue ? 

Non, car nous avons voulu, avec Agnes, mettre tous les moyens dans la scénographie et dans l’intensité qui se traduit immédiatement dans l’exposition. Nous voulions rester concentrés sur le projet, sans jouer sur les deux terrains. Une publication demande beaucoup de temps et beaucoup de réflexion. Notre exigence commune, à Agnes et moi ,aurait été de ne pas faire une simple documentation d’exposition, mais de réfléchir au théâtre de la cruauté de façon plus développée sous la forme d’une publication. C’est un autre projet que nous poursuivrons peut-être par la suite.

Qu’est-ce que ça veut dire, à l’heure actuelle, le terme cruauté selon vous ? 

Malgré nous, au quotidien, nous sommes assaillis par tant d’images. On est, je crois, parfois bouleversés par notre impuissance face à l’immensité des conflits et à la situation actuelle. On a besoin d’y réagir d’une certaine manière, de se projeter différemment, d’exprimer des choses, de presque venir projeter cette colère ou ce besoin de réactions ou d’expression. On a besoin de pouvoir l’exprimer ou au moins de la ressentir en tant que public, si l’on n’est pas du côté de la création. On a besoin d’en parler aussi, de montrer au public qu’on vit dans des temps difficiles, que ces temps difficiles ont déjà existé et que les artistes ont déjà trouvé des manières d’y réagir, d’y répondre et de vivre avec, mais aussi de nous pousser à continuer à vivre et à embrasser la vie. Cela ne veut pas dire qu’on accepte la mort, qu’on est tournés vers la mort ou vers les choses obscures. C’est comme un exorcisme, une manière d’expier tout cela sans pour autant faire la paix avec

Accepter le fait que la cruauté fasse partie de la société, de l’humanité. En tant qu’êtres vivants, on ressent les choses très fortement et parfois, on a besoin de les exprimer ou de les ressentir de manière exaltée.

Au niveau de la programmation associée, quels temps forts ? 

Conjointement, avec Agnes Gryczkowska, nous avons construit une programmation forte basée sur ce besoin de ressentir des émotions et tous ces enjeux en lien avec Artaud, pour qui la scène est un espace de dépassement, une recherche de tension, une épreuve physique.On s’est associé à un collectif Berlino-luxembourgeois, galR, qui évolue dans du clubbing curaté, et qui travaille avec des artistes, des performeurs et avons intitulé cette programmation « Athletes of the Heart », terme emprunté à Artaud. Des athlètes qui se donnent corps et âme pour leur art, pour traduire quelque chose d’intense et qui n’hésitent pas sur les moyens émotionnels et physiques pour transposer cette expérience brute. Cette soirée expérimentale s’est déroulée à l’occasion de la soirée d’ouverture de Luxembourg Art Week. Un grand moment festif artistique !

Maintenant, pour revenir à ce bureau, pouvez-vous dire quels artistes vous accompagnent ? 

Damien Deroubaix mais également Aline Bouvy, Rachel Maclean, Filip Markiewicz Wesley Meuris, Mary-Audrey Ramirez ou Elodie Lesourd. Des artistes proches dont je garde des traces de nos collaborations dans mon bureau.

Alice Bouvy qui représentera en 2026 le Luxembourg à la prochaine Biennale de Venise sous le commissariat de Casino Luxembourg

Tout à fait. 2026 correspond aussi au 30ème anniversaire du Casino qui a organisé pas moins de 7 pavillons luxembourgeois à Venise. Pour cette édition, c’est Aline Bouvy qui a été choisie. Nous avons de vrais liens avec elle et le projet va être formidable, même s’il est encore un peu tôt pour en parler. 

Infos pratiques :

Theatre of Cruelty

€AT

Jusqu’au 8 février 2026 

Casino-Forum d’art contemporain

41 rue Notre-Dame, Luxembourg 

https://casino-luxembourg.lu/fr/expositions/expositions

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