Vue de l’exposition There is a crack in everything, installation des mountaincutters, Musée Juif de Belgique photo Isabelle Arthuis
J’avais rencontré Barbara Cuglietta au Musée Juif en 2021, je la retrouve à la fin d’un premier cycle autour d’un geste curatorial très fort : donner carte blanche aux artistes pour venir révéler les failles et la mémoire du bâtiment avant sa prochaine réhabilitation (chantier de 3 ans). Le titre emprunté à Leonard Cohen, traverse sa démarche face à un besoin d’équilibre et de nuance dans le contexte bousculé du 7 octobre. Des blessures silencieuses surgissent un espace de possible soin et réparation, une fois franchi le seuil symbolique de l’installation d’Adrien Vescovi sur la façade du musée. Un espace à traverser qui ouvre sur toute une cartographie sensible et souterraine, transitoire, comme avec les mountaincutters qui se saisissent d’un étage entier. Des zones de révélation et de contamination se tissent, des regards se dérobent, le doute s’installe… Un voyage aux confins de l’irrésolu et de l’indicible. Barbara revient sur le contexte très exceptionnel de ce projet et la méthodologie qui l’a guidée avec Martin Germann, faite d’intuitions et de porosités. Elle a répondu à mes questions.
Quel a été l’élément déclencheur de There is a Crack in Everything ?
La fermeture du bâtiment historique aurait pu être un temps d’arrêt. J’ai voulu qu’elle devienne un temps vivant. À la veille d’un chantier majeur, entre un passé chargé de strates et un futur encore à imaginer, il nous a semblé essentiel de laisser le bâtiment parler, de le traverser plutôt que de le suspendre.
L’exposition est née d’un besoin d’affirmer une position muséale, de poser un geste curatorial et trouver comment prendre la parole dans un contexte mondial particulièrement complexe. À ce désir de l’équipe, a succédé la rencontre avec le commissaire associé Martin Germann, dont la sensibilité, les intuitions et la manière d’accompagner les artistes ont immédiatement résonné avec les nôtres. C’est de cette convergence, institutionnelle, esthétique et profondément humaine qu’est né le projet, bien plus que d’un thème ou d’un programme préétabli.
Après le 7 octobre, nous étions plongés dans un climat où la nuance semblait s’effacer : amalgames, polarisation, suspicion. Le musée se retrouvait pris dans des récits qui n’étaient pas les siens. There is a Crack in Everything est alors devenu un espace où l’on pouvait encore respirer et penser.
Le titre de Leonard Cohen, qui accompagne l’exposition, n’est pas anecdotique : dans la chanson, la faille est indissociable de la lumière. L’exposition s’inscrit exactement dans cette tension-là.
Vue de l’exposition There is a crack in everything, installation d’Adrien Vescovi, Musée Juif de Belgique photo Isabelle Arthuis
La façade du musée a été investie par Adrien Vescovi temporairement : quel signal vouliez-vous donner ?
L’intervention d’Adrien Vescovi transforme la façade en un seuil sensible. Ses grands textiles « battus », comme il les appelle, teints aux pigments naturels puis exposés aux intempéries, portent les traces du temps : oxydation, déchirures, décolorations. Pour Bruxelles, il les a recousus et réassemblés, et installés en bandes, sur 16 mètres de hauteur, comme on appliquerait des pansements sur une plaie, avec une attention presque corporelle.
Ce geste dit beaucoup de ce que traversent le musée et le monde : des blessures visibles et d’autres plus silencieuses, mais aussi un besoin de soin. L’œuvre invite à ralentir. Elle affirme que la réparation peut être un acte poétique et politique et qu’un bâtiment en chantier peut devenir un lieu de lumière plutôt qu’une zone à cacher.
Ce qui me plait, c’est que Vescovi nous a proposé une manière rare d’investir l’espace public, le dehors, en révélant la fragilité plutôt qu’en imposant une forme.
Ethan Assouline, vue de l’exposition There is a crack in everything, Musée Juif de Belgique photo Isabelle Arthuis
Comment avez-vous sélectionné les autres artistes ?
Ce qui est sûr, c’est que rien n’a commencé par un thème ou un message. Tout est parti d’une intuition et d’une écoute : celle du bâtiment, de son histoire, du contexte fragile dans lequel nous étions plongés en tant que musée juif, et de la rencontre avec Martin Germann.
Les artistes sont venus par affinités, par relations de confiance, par ces complicités discrètes qui se tissent avec le temps. Nous n’avons pas assemblé un “casting” ; nous avons reconnu des liens invisibles entre certaines œuvres et nous les avons rendus visibles.
Nous étions à la recherche de pratiques qui travaillent l’entre-deux, l’inachevé. Des regards situés aux lisières, sensibles à ce qui se dérobe. Des artistes qui ne livrent pas tout, qui laissent de l’espace, pour le regard, l’interprétation, le silence. J’ai le souvenir d’un processus joyeux et très enthousiaste pendant la préparation de l’exposition, en découvrant les liens entre eux et
L’exposition raconte aussi ses absences. Certains artistes, aujourd’hui profondément éprouvés ou méfiants envers une institution juive, n’ont pas souhaité participer. Ces hors-champs font partie du projet. Nous les accueillons avec humilité. Rester disponibles pour de futurs dialogues est essentiel.
Prinz Gholam, vue de l’exposition There is a crack in everything, Musée Juif de Belgique photo Isabelle Arthuis
En termes de parcours, comment s’est fait le choix des interventions de chaque artiste ?
Le parcours s’est construit avec une grande simplicité. Certains artistes ont travaillé in situ, en entrant en dialogue avec le bâtiment ; d’autres ont puisé dans leur corpus existant. Au total, la place de chacun des vingt-huit intervenants s’est définie de façon fluide.
En termes de production, les mountaincutters ont investi tout le quatrième étage. Jochen Lempert, quant à lui, a souhaité investir la cage d’escalier : à mesure que l’on grimpe les étages, ses images deviennent plus abstraites, jusqu’à photographier l’air ou un battement de cœur, un peu comme une ascension vers l’essentiel. Ethan Assouline, lui, a choisi un espace un exigu, pour entrer en dialogue avec Stéphane Mandelbaum, créant des sculptures, parmi lesquelles certaines sont des soutiens aux œuvres et aux archives de l’autre.
Le rez-de-chaussée, quant à lui forme un véritable seuil : on y entre en étant immédiatement renvoyé à soi-même, mais de manière fragmentée et plurielle. Les miroirs dispersés de À chacun sa taille de Marianne Berenhaut décomposent nos reflets ; les masques et visages suggérés de Prinz Gholam interrogent notre relation au regard et au collectif ; la vidéo de Yalda Afsah ouvre déjà sur une idée de communauté en mouvement.
Ensemble, ces trois présences posent le ton : une exposition où l’on regarde autant qu’on est regardé.
Le duo mountaincutters infiltre tout un étage du bâtiment : que ressort-il de cette proposition ?
Avec mountaincutters, l’infiltration n’est pas une métaphore : elle est littérale. Leur intervention s’immisce dans les murs, le sol, les réseaux du bâtiment. Ils font apparaître ce qui d’ordinaire reste invisible : flux, fragilités, tensions souterraines. Leur geste révèle un état transitoire, presque organique, du musée comme si l’architecture respirait, se contractait, se réparait. Ce qui émerge, c’est un sentiment de proximité presque physique avec un lieu en transformation.
Leur proposition porte la marque de leur pratique in situ, faite de matériaux bruts, de gestes précis et souvent minimalistes, qui semblent hésiter entre construction et effritement. Fidèles à leur esthétique de l’inachevé, ils travaillent avec ce qui se délite et ce qui reste, poussière, métal, béton fragmenté, argile à peine figée. Leur approche, volontairement discrète, « contamine » l’espace plus qu’elle ne l’occupe : elle en révèle les zones d’ombre, les tensions internes, les micro-événements qui composent la vie secrète d’un bâtiment.
Dans le contexte de There’s a Crack in Everything, leur intervention fait résonner l’idée même de faille. Elle nous rappelle que les bâtiments, comme les institutions, sont traversés de couches, de blessures, de transformations continues.
Leur œuvre transforme l’étage en organisme vivant, en un lieu où l’on éprouve presque physiquement ce moment de transition du musée, entre ce qui s’efface et ce qui advient.
Que nous disent ces failles, ces interstices, révélées par les artistes ?
La chanson de Leonard Cohen a été un véritable point d’appui pour l’exposition. Dans son texte, la faille n’est jamais seulement une blessure : elle devient un passage, un lieu par où « la lumière entre ». Cette image m’a accompagnée tout au long du processus. Elle dit quelque chose de simple, mais de profondément juste : sans ouverture, même fragile, rien ne circule.
D’autres l’ont formulé autrement. Georges Perec travaillait depuis les manques, les lacunes, les “trous” dans lesquels se loge la mémoire. Derrida rappelait que toute identité est faite de décalages, de différés, de zones non résolues. Ces références m’accompagnent non comme un cadre, mais comme des manières d’approcher ce qui se dérobe.
Dans un monde polarisé, saturé de positions immédiates, ces interstices révélés par les artistes réintroduisent du temps, du doute, de la porosité. Ils montrent que nous pouvons être traversés, contradictoires, multiples, et que cela n’est pas un problème, mais une condition pour regarder autrement.
Pour un musée aujourd’hui, tenir cet espace de complexité est essentiel : laisser la possibilité à chacun de circuler dans les fissures, plutôt que de se voir assigné à une position définitive. C’est là que peut passer un peu de lumière.
Quelles sont les prochaines étapes du chantier jusqu’à la réouverture du musée ?
Les mois à venir seront consacrés à la vidange du bâtiment, à sa déconstruction partielle, puis à une reconstruction ambitieuse : un musée encore plus ouvert, plus accessible, capable de raconter les cultures juives dans toute leur diversité, et de transmettre dans un monde qui en a profondément besoin.
Pendant cette période, notre programme nomade Jewish Museum In/Out se poursuivra : dans d’autres lieux, dans l’espace public, auprès des écoles et de nos partenaires sociaux et culturels. La fermeture physique ne signifie pas l’arrêt du musée, au contraire, elle nous oblige à rencontrer autrement.
La période post-7 octobre a révélé des failles profondes : polarisation, amalgames, crispations identitaires. Le musée en a été un observatoire privilégié, souvent difficile, mais précieux.
Ce chantier n’est donc pas seulement architectural : il est institutionnel, éthique et politique. La réouverture sera l’aboutissement de ce travail et l’amorce d’un nouvel élan, fidèle à notre mission : transmettre, relier, éduquer, questionner.
Infos pratiques :
« There Is a Crack in Everything »
Jusqu’au 14 décembre
