Vue de l’exposition « Le temps creuse même le marbre/ Slow and Steady Wears the Stone » Focus Tunisie cur. Victoria Jonathan-Menart Fair 2025 Photo Leonie Orceau, Doors
Pendant la semaine de l’art 2025, la foire Menart (Middle East/North Africa) offrait un contrepoint au mainstream globalisé autour de pays et de scènes peu montrés en France où l’art a valeur de résistance, la moitié des artistes exposés venant de zones de conflit comme le souligne Laure d’Hauteville, fondatrice et directrice de la foire. Une force de résilience qui passe par une vision nuancée allant au-delà des stéréotypes et des récits biaisés. Le focus sur la scène contemporaine tunisienne proposé par la commissaire Victoria Jonathan à travers l’exposition « Le temps creuse même le marbre » dans le prolongement d’une première occurrence cet été à l’Abbaye de Jumièges, était une véritable révélation. Victoria revient sur la genèse de ce projet, qui s’inscrit en parallèle de son travail en Chine autour d’histoires non dites et non transmises, dans un écho à sa propre histoire familiale : sa famille, d’origine juive tunisienne, ayant dû quitter brutalement le pays dans les années 1960. Une part manquante, un angle mort qui ressurgit chez de nombreux artistes, l’exil intime rejouant une quête plus universelle. Elle insiste sur le rôle joué par des plateformes comme Menart dans un pays, la Tunisie, où l’art manque cruellement de soutien. Elle évoque aussi les missions de l’agence curatoriale Doors (Pékin–Paris), dont elle est cofondatrice et directrice.
Comment l’exposition « Le temps creuse même le marbre » a-t-elle été accueillie par le public de la foire ? quels ont été les retours ?
Nous avons eu de très bons retours. Il y a eu beaucoup de visiteurs, notamment des institutionnels français, et une fréquentation soutenue jusqu’au dernier jour. L’exposition a suscité un vrai intérêt, car la scène contemporaine tunisienne reste encore largement méconnue.
Une œuvre a d’ailleurs été acquise par une grande collection d’art africain, et l’ensemble des artistes ont reçu une belle attention.
Vue de l’exposition « Le temps creuse même le marbre/ Slow and Steady Wears the Stone » Focus Tunisie cur. Victoria Jonathan-Menart Fair 2025 Photo Leonie Orceau, Doors
Quelles thématiques se dégagent ? Qu’est-ce-qui caractérise cette scène ?
On observe d’abord un mouvement de réappropriation de savoir-faire artisanaux longtemps dévalorisés par une éducation artistique très occidentalisée. Cette relecture de l’histoire et de la transmission manuelle est très présente.
Ensuite, il y a un fort sens de la communauté. La scène tunisienne reste de taille modeste et évolue dans un contexte difficile : absence de musée ou de centre d’art public, quasi-inexistence du soutien public, crise économique et politique persistante. La scène est principalement soutenue par des acteurs privés, des associations et les centres culturels étrangers – ce qui ne va pas sans générer des tensions.
Dans ce contexte, les artistes s’entraident, partagent ressources et idées. Cette dimension collective est exemplifiée par Ferielle Doulain-Zouari, qui collabore régulièrement avec le collectif El Warcha, connu pour ses projets participatifs — comme un cinéma flottant au Kram ou un cirque flottant sur le canal de la Goulette. Ces initiatives conjuguent beauté, poésie et impact social réel. El Warcha a d’ailleurs participé à la Documenta fifteen (Kassel), qui se concentrait sur des collectifs du « sud global », ainsi qu’un autre collectif tunisien mêlant art et engagement social, SIWA Platform.
Vue de l’exposition « Le temps creuse même le marbre/ Slow and Steady Wears the Stone » Focus Tunisie cur. Victoria Jonathan-Menart Fair 2025 Photo Leonie Orceau, Doors
Les artistes femmes sont majoritaires dans l’exposition : est-ce délibéré ?
Pas au départ. À Jumièges, la sélection était initialement paritaire. Mais deux artistes se sont désistés pour des «raisons politiques » liées au conflit israélo-palestinien, et certains projets vidéo n’étaient pas adaptés à l’espace de la foire. Finalement, cette proportion accrue d’artistes femmes à Menart s’est imposée naturellement — et elle traduit une approche nuancée, peut-être plus introspective, dans la manière d’aborder les enjeux de mémoire et d’identité.
Et vous, comment est-ce que vous avez découvert cette scène et comment avez-vous développé tous ces liens ?
Je suis d’origine juive tunisienne. Comme pour la plupart des Juifs du monde arabe, il y a eu une rupture brutale avec le pays d’origine dans les années 1950–70, au moment de la décolonisation, de la montée du nationalisme arabe et de la création de l’État d’Israël. Mon grand-père, communiste, anticolonialiste, dont les meilleurs amis étaient tous musulmans, ne voulait pas partir. Mais ils ont dû le faire, sans alternative, sans papiers, sans ressources.
J’ai grandi dans une Tunisie en exil, où le souvenir du pays perdu restait très présent, mais où beaucoup de choses — la langue, certaines coutumes — ne se transmettaient plus.
C’est probablement cette faille, cette mémoire fragmentée, qui m’a poussée à revenir en Tunisie il y a trois ans, un peu par hasard, et à y chercher des traces de ce passé effacé.
J’ai vécu plusieurs années en Chine, où j’ai commencé à interroger les zones de silence de l’histoire et les formes de transmission interrompues. Comment un pays où le récit national oblitère des événements aussi traumatiques que le Grand bond en avant, la Révolution culturelle ou Tiananmen peut-il être aussi résilient ? Comment s’exprime, dans les générations suivantes, ce retour du refoulé historique ? Chez de nombreux artistes, le recours à des archives et pratiques vernaculaires — albums de famille, photos trouvées, récits populaires, savoir-faire artisanaux — permet, malgré leur apparente banalité, d’éclairer la grande Histoire avec une puissance nouvelle. Ce qu’on ne pensait pas digne de “faire histoire” — les vies minuscules, les récits oubliés — devient une alternative au grand récit politique.
Rétrospectivement, je réalise que ce projet tunisien a pris beaucoup de détours, nourri par cette tension entre un sentiment d’appartenance très fort — à travers ma mère et mes grands-parents tunisiens — et la coupure violente qui a brisé la continuité de cette mémoire.
Ce lien interrompu, cette langue maternelle effacée, ces choses tues, ont constitué le terreau de ma réflexion sur la mémoire, la transmission et la réparation.
En Tunisie, j’ai découvert une scène artistique d’une grande vitalité : urgence à créer, créativité dans la précarité, et liberté de ton. Ce côté “hors système” m’a rappelé mes premiers contacts avec la scène de Pékin au début des années 2000, avant son intégration au marché global.
Vue de l’exposition « Le temps creuse même le marbre/ Slow and Steady Wears the Stone » Focus Tunisie cur. Victoria Jonathan-Menart Fair 2025 Photo Leonie Orceau, Doors
Quel est le point de départ de l’exposition ?
Mon expérience en Chine a joué un rôle majeur. J’y ai observé comment les artistes contournaient le récit officiel imposé par le pouvoir, notamment autour de la Révolution culturelle. Beaucoup utilisaient les archives familiales pour raconter l’Histoire à travers des destins ordinaires — une manière d’y réintroduire de la nuance.
En Tunisie, j’ai retrouvé d’autres zones d’ombre dans la mémoire nationale. J’ai voulu explorer ce parallèle entre mémoire intime et récit collectif, entre effacement et trace.
Ce questionnement irrigue la plupart des œuvres : comment habiter les silences de l’Histoire, comment redonner forme à ce qui a été effacé.
Le territoire tunisien, constellé de sites archéologiques, témoigne d’une stratification culturelle exceptionnelle — phénicienne, romaine, ottomane, arabe. Or cette richesse semble aujourd’hui oubliée. Les artistes interrogent cette pluralité : comment réactiver ces strates sans les figer, comment parler du politique à partir du biographique.
Catalogue de l’exposition « Le temps creuse même le marbre/ Slow and Steady Wears the Stone » , © Bao Books, 2025. Courtesy des artistes et Doors
Si l’on élargit la focale sur Menart et le focus sur ces zones géographiques (Middle East/North Africa) n’y a-t-il pas selon vous, un risque d’essentialisation de cette scène arabe par rapport à un récit plus globalisé ?
Oui, ce risque existe, comme je l’ai observé avec les artistes chinois. En France, les artistes issus du Maghreb se sentent parfois assignés à une identité, réduits à une étiquette.
Mais ces plateformes ont aussi une fonction essentielle : rendre visibles des scènes encore marginalisées. Menart offre un espace que ces galeries n’auraient pas dans les grandes foires européennes, tout comme Asia Now l’a fait pour l’Asie.
L’enjeu est d’adopter un regard situé : comprendre la complexité sans figer les identités. Pour ma part, je ne suis pas tunisienne mais d’origine tunisienne — ce qui me place dans une position périphérique, mais aussi féconde pour aborder cette scène avec distance et empathie.
Pour aller vers Doors, quelle est l’ambition du projet ?
Doors, basée à Paris et Pékin, est à la fois une agence curatoriale et un bureau d’ingénierie culturelle. Nous concevons des expositions, des projets de direction artistique, et créons des ponts entre institutions chinoises et internationales.
Nous faisons voyager des expositions patrimoniales — Picasso, Matisse, Yves Klein, AlUla — et accompagnons aussi des projets contemporains.
Par ailleurs, nous collaborons avec des maisons de luxe sur des projets artistiques, ce qui permet de créer un écosystème vertueux : ces commandes soutiennent concrètement les artistes. Récemment, par exemple, nous avons travaillé avec la Maison Francis Kurkdjian pour ses 25 ans : une exposition au Palais de Tokyo présente actuellement une œuvre de l’artiste chinois Wan Liya, dans le prolongement des projets du parfumeur avec des artistes (comme Sophie Calle) et des correspondances qu’il tisse entre parfums et œuvres d’art.
Catalogue de l’exposition « Le temps creuse même le marbre/ Slow and steady wears the stone » 192 pages, français-anglais Bao Books €29,00
En savoir plus :
