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L’Invention du quotidien au Capc par Sandra Patron entre stratégies de résistance, utopies concrètes et dérives poétiques 

Shilpa Gupta, I want to live with no fear, 2019 impression digitale sur papier d’archive 56x 42 cm Courtesy de l’artiste photo : NA

Dans un paysage bouleversé et en prise avec les réalités instables et fragmentées de notre quotidien, les artistes, penseurs, chercheurs convoqués par Sandra Patron, directrice du Capc et commissaire, dessinent autant d’alternatives potentielles pour habiter le monde. Empruntant son titre au livre au philosophe et historien Michel de Certeau, « l’Invention du quotidien », se veut également une réponse au contexte même de Bordeaux dans les failles et les interstices du lieu, les Anciens Entrepôts Lainé, sa mémoire, ses fantômes. Un total de 30 artistes en provenance d’Asie, d’Afrique et d’Europe, de 65 œuvres dont 5 nouvelles productions comme le précise Sandra Patron en introduction à la visite pour penser l’avenir après la catastrophe. 

Dès le début du parcours l’emblématique vidéo d’Anri Sala « Donne-moi des couleurs », filmée dans la ville de Tirana autour de ce pari incroyable du maire de redonner espoir aux habitants à partir d’une action commune de façades repeintes de toutes les couleurs. Une utopie devenue réalité qui donne le ton à ce qui va suivre : quand le vivre ensemble devient levier de stratégie de résistance et combat politique. L’artiste japonaise Yuko Mohri qui nous avait séduite à la dernière Biennale de Venise avec son installation cinétique engageant des questions d’énergie, de flux, d’interactions sociales invisibles. La gravité, l’air, la poussière, la chaleur, le vent, le son… sont autant de composantes de ces écosystèmes conçus à partir d’objets du quotidien récoltés dans l’environnement proche du Capc après le métro de Tokyo. L’artiste qui est dans les radars, va bénéficier en septembre d’une importante exposition au Hangar Bicocca. Une avant-première à Bordeaux dont il faut profiter.  Puis l’on bascule dans le nef et l’œil parmi les multiples sollicitations de cette forêt de gestes méthodologiques « Recycler, réemployer, transformer, pirater, enquêter… » s’arrête sur les grandes voiles de l’artiste mexicaine Pia Camil. Ses patchworks géants Bara, Bara, Bara, ont été conçus à partir de T-shirts de la fast fashion. 

Autre moment décisif avec le vaste échafaudage de l’artiste colombien Daniel Otero Torres, également présent à la dernière Biennale de Venise et que Sandra Patron avait exposé au Mrac Sérigan en 2017. Comme une greffe enchâssée dans l’ossature du Capc, cette construction à l’image de celles que l’on trouve en Colombie pour se protéger de la montée des eaux est déplacée à une échelle globale et ramenée à un récit postapocalyptique autour d’un possible refuge, jardin, une sorte d’arche de Noé avec la présence du serpent et des perruches à collier, espèces invasive venue d’Asie, comme le décrypte l’artiste.

Wilfrid Almendra, Labor Day, 2023 Verre, fonte d’aluminium, peinture acrylique, plantes, acier galvanisé. Dimensions variables, Courtesy de l’artist

Autre nouvelle production avec l’artiste franco-portugais Wilfrid Almendra dont on a découvert le travail à Marseille au Frac Sud et à la Friche la Belle de Mai qui investit différents espaces du Capc avec ses structures qui agissent comme des paysages entre jardins ouvriers, serres, friches … dans des hybridations à la fois minérales et végétales. L’artiste française Jennifer Caubet avec ses assemblages de grilles que l’on peut réactiver et déplacer, rejoue l’architecture de survie de Yona Friedman. Lors de mon entretien avec Jennifer à l’occasion du Nouveau Printemps de Toulouse elle insiste sur la volonté de « déconstruire l’espace, ne pas le subir », selon une forme de radicalité. 

Judith Kakon, Recess and Incline (Basel, CH) 2023, voyagé, ordonné, incité, assisté ou participé autrement. Pour Bâle, Suisse 2023 photo Gina Folly

Autre nouvelle production avec l’artiste suisse Judith Kakon, découverte Par Sandra Patron à l’occasion de son exposition à la Criée, Rennes. Elle réemploie des lumières de Noël pour leur donner une nouvelle vie. Comme mis en dépôt, ces objets standardisés déplacés de leur contexte initial, révèlent leur beauté formelle et géométrique. Un déplacement qui rejoint une réflexion sur la nature même de l’objet entre mobilier urbain et œuvre d’art. 

Le sculpteur Moffat Takadiwa qui a représenté le Zimbabwe lors de la dernière Biennale de Venise part des rebuts de la mondialisation qui atterrissent dans les décharges à ciel ouvert de Pomona et de Chitungwiza pour en faire de riches tentures murales à partir de matériaux de l’industrie informatique, soulevant l’impact de nos modes de consommation et leurs dérives écologiques. 

L’artiste italienne Marinella Senatore qui avait embarqué le Palais de Tokyo dans un festival entre danse et performance avec « Alliance des corps » s’inscrit dans des rituels collectifs autour d’un dialogue entre l’histoire, le langage vernaculaire et le champ social. 

Dans une veine plus poétique l’artiste indienne Shilpa Gupta à partir d’une performance dans l’espace public avec plusieurs centaines de ballon portant le message « I want to live with no fear » étaient distribués dans les rues de Copenhague, les photographies témoignant des réactions du public. La perception et le pouvoir psychologique de l’œuvre d’art est au cœur des recherches de l’artiste. 

Mention spéciale à l’artiste norvégienne Ane Hjort Guttu qui a imaginé une cuisine pirate avec les étudiants de l’École des Beaux-Arts de Bordeaux invités à venir habiter l’exposition. 

Rappel du fondement historique et militant dans le lute avec le film du réalisateur allemand Olivier Hardt documente douze épisodes de protestation entre 1968 et 2023 à partir d’archives, soulignant des stratégies d’occupation similaires et les réponses de la police ou de l’armée.

Il faudrait citer en complément Francis Alÿs et sa performance Something Making, Smothing Leads to Nothing autour de l’absurdité du travail, la sculpture inspirée des plateformes activistes d’Andrea Bowers, la réponse du duo Bibliomania (Alexandre Balgiu et Olivier Lebru) autour du partage du savoir, la créatrice Tenant of Culture dont le nom est directement inspiré de Michel de Certeau adepte du recyclage comme vecteur de changement ou le « Jukebox pour des gens qui essaient de changer le monde » de Ruth Ewan.

Les mezzanines poursuivent l’expérience et offrent comme toujours un autre point de vue de l’exposition. 

Une prolongation de l’exposition est prévue avec l’artiste espagnole Maider Lopez qui engage une participation du public engagée à travers son travail au long cours Moving Garden qui va vivre une nouvelle occurrence à Bordeaux le 5 octobre. Cette marche collective va dessiner progressivement une forêt en mouvement. Une chorégraphie à géométrie variable. L’artiste confie percevoir l’environnement comme un espace vivant, en perpétuelle transformation. Autre nouvelle production très impactante.

Le Capc devient une formidable caisse de résonnance et un laboratoire in process pour garder espoir, dépasser la peur et suivre les artistes dans cette réinvention perpétuelle de notre réalité, selon les enjeux défendus par Sandra Patron. 

A découvrir en parallèle le nouveau récit de collection Pollen, conçu par Cédric Fauq, commissaire en chef du Capc, que j’ai interviewé à cette occasion (lien vers). Impliquant un rapport de perception de la nature entre extractivisme, toxicité, circulation de la matière et contemplation plus apaisée, les œuvres rassemblées donnent à voir de nombreuses acquisitions récentes. Une pollinisation des œuvres particulièrement agissante à partir de Pollen de noisetier (1992) de l’artiste allemand Wolfgang Laib, jalon fondateur de cet accrochage. 

Également l’artiste néerlandaise Vibeke Mascini dont c’est la première exposition institutionnelle en France avec « Le monde est un verbe ». Ses recherches autour de l’eau : force hydraulique d’un glacier en train de fondre, de l’électricité avec la transformation du Capc en un micro-réseau alimenté par la combustion de cocaïne saisie par les douaniers du port de Rotterdam, impliquent des ingénieurs, des musiciens, des scientifiques. 

Le titre de l’exposition renvoie au projet en cours de l’artiste autour d’une série de T-shirts collectés et transformés en une publication ambulante, support d’essais et de citations littéraires. 

Des interconnexions complexes, parfois paradoxales, entre l’humain et d’autres formes de vie, qu’elles soient animales, végétales ou issues du monde géologique. Autant de métamorphoses entre la matière, l’énergie et le langage. 

Une visite s’impose au Capc. 

Infos pratiques :

L’Invention du quotidien,

Jusqu’au 4 janvier 2026 

https://www.capc-bordeaux.fr/agenda/expositions/linvention-du-quotidien

Vibeke Mascini,

Le monde est un verbe

https://www.capc-bordeaux.fr/vibeke-mascini-le-monde-est-un-verbe

Camille Aleña, K. Desbouis, Double Vie

https://www.capc-bordeaux.fr/camille-alena-k-desbouis-double-vie

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