Vue de l’exposition « Les yeux dans les yeux. Portraits de la Collection Pinault », Couvent des Jacobins – Collection Pinault, Rennes, 2025.
Photo : Florent Michel / © Pinault Collection
Parmi les temps forts de la saison Exporama 2025, Pinault Collection présente l’exposition « Les yeux dans les yeux » au Couvent des Jacobins. L’exposition s’articule autour de la notion de portrait et de regard, l’un des fils rouges de la collection, selon Jean-Marie Gallais, commissaire et conservateur auprès de Pinault Collection. En résonnance, Pinault Collection prête un ensemble exceptionnel d’œuvres de Claire Tabouret au Musées des beaux-arts de Rennes, qui dédie simultanément une exposition à l’artiste.
Le parcours en écho à l’architecture même du Couvent des Jacobins, dont le cloître incite à une élévation du regard, est séquencé en 6 chapitres, alternant narcissisme, simulacre, image muette ou impossible jusqu’à l’adieu face à l’épreuve de l’éternité. Une lecture de l’histoire de l’art s’opère sur fond de citation et de mimétisme avec parmi les œuvres phares, quatre clichés de l’histoire de la photographie que nous détaille le commissaire, le medium photographique ayant joué un rôle déterminant dans l’évolution du portrait comme il précise. Le parcours s’intéresse à la persistance du portrait dans l’histoire de l’art et offre des éléments de réponse autour d’enjeux liés au genre, aux stéréotypes, à l’identité et l’affirmation de soi.
Cindy Sherman, Luc Tuymans, Thomas Schütte, Marlene Dumas, Yan Pei-Ming, Miriam Cahn, Annie Leibovitz sont quelques-uns des artistes incontournables de cette fulgurante traversée de l’intime et de l’universel.
Jean-Marie Gallais a répondu à mes questions.
Marie de la Fresnaye.Comment se sont articulées les deux expositions ?
Jean-Marie Gallais. Nous cherchions, à l’occasion d’Exporama, un sujet qui faisait sens avec les partenaires à la Ville de Rennes, Rennes Métropole, Destination Rennes et le Musée des beaux-arts. À partir de quelques thèmes possibles que j’avais identifiés, la notion du portrait a été décisive dans mes échanges avec la commissaire Claire Lignereux (Musée des beaux-arts), qui avait le désir de proposer une exposition de Claire Tabouret. Il nous est apparu que son exposition « Entre la mémoire et l’oubli » s’articulerait merveilleusement avec celle autour du portrait, « Les yeux dans les yeux ».
MdF. Quel récit avez-vous souhaité insuffler au Couvent des Jacobins ?
JMG. C’est le cœur du métier de commissaire d’exposition, et à la fois le plus exaltant et le plus difficile, à savoir, comment créer des dialogues entre œuvres d’art qui vont dire quelque chose et nous raconter une histoire, en l’occurrence ici une histoire autour de notre rapport au visage, ce rapport au portrait. Ce récit se fait en 6 chapitres répartis dans le Couvent des Jacobins.
Si l’on prend par exemple la petite salle du chapitre « la scène et l’écran », on voit bien ces dialogues : des portraits des années 1980 de Richard Prince de candidats à la célébrité en train de disparaitre vont côtoyer une petite marqueterie de bois d’un adolescent dont le visage caché sous une couette est éclairé par la lumière bleue d’un téléphone portable de Camille Blatrix et les autoportraits de Zoe Crosher, reflétant les stéréotypes de la féminité. Des artistes de différents contextes, différentes cultures, qui ne se sont jamais connus et qui, mis côte à côte, disent quelque chose de très fort sur le rapport de soi aux écrans.
MdF. Quelle réponse donner au lieu ?
JMG. Dès le début, avec la scénogrpahe Jasmin Oezcebi, nous partagions l’intuition qu’il fallait mettre ne valeur ce lieu patrimonial en construisant le moins de murs dans les parties historiques, où de hautes cimaises qui rappellent cette idée d’élévation face à cette architecture magistrale et ascendante. Nous avons réussi à imaginer un système de suspensions par exemple dès la première salle, les portraits flottants d’Annie Lebovitz permettent une déambulation tout autour. Un couvent est une architecture du regard, un cloitre étant pensé pour cadrer le regard vers le centre et le ciel. Une architecture qui continue à agir aujourd’hui.
Vue de l’exposition « Les yeux dans les yeux. Portraits de la Collection Pinault », Couvent des Jacobins – Collection Pinault, Rennes, 2025.
Photo : Florent Michel / © Pinault Collection
MdF. Parmi les questions soulevées par l’exposition, le rapport peinture et photographie traverse l’ensemble du parcours
JMG. Ce thème du portrait est intéressant à ce titre car il s’inscrit dans une longue rivalité entre les deux mediums. Quand la photographie est née, elle s’est tout de suite attaquée à la représentation de l’homme, voire à l’autoportrait. Parmi l’une des premières images qui nous soit parvenue, invention décisive mais non reconnue d’Hippolyte Bayard, figure « l’Autoportrait en noyé » de 1840. Un autoportrait qui de plus raconte une fausse histoire car le photographe se met en scène dans un canular macabre. Le portrait qui devait précédemment répondre à des heures de pose infinies chez un peintre et certaines normes, se voit bouleversé par les premières « cartes de visite » créées par des photographes, entrainant la baisse de popularité de nombreux peintres, la bourgeoisie n’ayant plus besoin de faire appel à leur service. Autre révolution en puissance : la photographie n’est plus réservée uniquement à la bourgeoisie justement, tout le monde peut désormais avoir son portrait et cela devient une mode. Cette diffusion conditionne complètement le rapport au visage et le rapport à l’œuvre d’art qui n’est plus forcément une peinture mais aussi ce nouveau médium qu’est la photographie. Mais ce qui est intéressant dans la sélection que nous proposons, ce sont ces photographies qui regardent la peinture et a contrario des peintures très photogéniques en lien avec la mise en scène, la lumière de certains tableaux… Des allers et retours incessants, le plus flagrant étant Annie Leibovitz qui compose ses photographies comme des tableaux anciens.
MdF. Le regard du spectateur va évoluer entre une confrontation et un face à face pour aller vers un processus d’évitement et finalement se voir évincé
JMG. Ce n’est pas forcément ce qui se passe dans l’histoire du portrait, mais c’est le parti prix de cette exposition en effet. Le titre est « Les yeux dans les yeux « car cela rejoint une histoire de regards qui peuvent effectivement être très directs au départ pour s’amenuiser et aller peu à peu vers des regards qui nous échappent et partent dans des mondes intérieurs, jusqu’à évoquer à la fin cette question de l’éternité, de la trace, de la survivance à l’enveloppe charnelle face à l’inéluctable disparition. Le portrait est toujours lié à la mort et à l’idée de la dépasser, il y a d’ailleurs des visages du passé qui nous sont parvenus, comme les Portraits du Fayoum en Égypte si réalistes et créés il y a des millénaires.
Miriam Cahn, Sarajevo 1995, huile sur toile © Collection Pinault
MdF. La question du hors champ et de l’image manquante est palpable
JMG. Oui notamment à travers la section intitulée « impossibles portraits » autour de cette idée qu’il est parfois vain ou trop difficile de réaliser un portrait à la suite d’un évènement traumatique important par exemple. Certains artistes font aussi référence au hors-champ de manière littérale avec le miroir de Douglas Gordon par exemple où l’on se trouve devant une multitude de lectures avec d’une part la représentation d’une icône, Marilyn Monroe, star dont on a forgé l’image, avec l’intervention de Warhol qui en a fait une image pop, de la consommation et multiplication, et enfin la brûlure de l’image en référence à son destin, le tout posé sur un miroir. Le titre « Autoportrait de vous + moi (visage de Marilyn) » induit une triangulation :« qui est l’autre ? comment est-il représenté ? qui le représente ?
MdF. Dans une petite salle une installation de Richard Prince brouille les frontières de la perception
JMG. Cette œuvre de Richard Prince datant de 1983, avant l’arrivée des écrans, suggère le côté obscur du rêve américain. A cette époque l’industrie du cinéma change énormément, les aspirants-stars passent toujours plus de castings pour arriver à de nombreuses déceptions et destins brisés. Prince évolue dans ces milieux, il est à Broadway et il va récupérer ces magazines où de jeunes gens se mettent en scène dans des petites annonces pour castings. les images sont troubles et colorées dans une esthétique des années 1980 et il les installe comme sur des stèles funéraires à travers un dispositif de grands panneaux noir réfléchissant l’image du spectateur. On peut presque s’identifier à eux, même s’ils restent tous anonymes.
MdF. Le rapport à l’histoire de l’art et ce qui se joue avec la citation est également très présent
JMG. C’est un sujet que je trouve très présent dans la collection Pinault. La citation peut se faire à travers la reprise d’un trait, d’un coup de pinceau comme chez Xinyi Cheng et l’image du bonnet rouge qui fait l’affiche et la couverture du catalogue qui est empruntée à la fois à l’image d’un proche de l’artiste mais aussi d’une tête dans une bataille de Piero della Francesca. Il n’est pas forcément nécessaire d’avoir ces références mais elles apportent une autre lecture. De la même manière que chez Annie Leibovitz on peut voir Magritte, et Manet ou Goya chez Michael Borremans et Lynette Yiadom-Boakye. La citation est plus ou moins directe mais suggère une circulation. C’est ce que montre avec malice Giulio Paolini dans une œuvre où il superpose l’autoportrait de Raphaël et la copie qu’en a faite Ingres, révélant une différence qui suggère que l’on n’est jamais que le copiste de quelqu’un d’autre.
Lynette Yiadom-Boakye, Veillée pour un cavalier , 2017
Huile sur toile. Avec l’aimable autorisation de l’artiste, Corvi-Mora, Londres © Collection Pinault
MdF. Les grands jalons de l’histoire de la photographie sont évoqués à travers quatre icônes
Il est d’ailleurs intéressant que deux des portraits sur quatre de ces photographies qui sont pour moi parmi les icônes du portrait du XXème siècle, soient des portraits d’actrices, le modèle faisant une grande partie de l’équation.Tout d’abord Edward Steichen dans les années 1920 avec un portrait de Gloria Swanson qui fixe très directement à travers un morceau de dentelle l’objectif et les spectateurs dans un rapport à la scène, l’image incarne la naissance du genre que l’on appellera glamour. Au début des années 1980, Meryl Streep, quand elle est photographiée par Annie Leibovitz, décide de se maquiller avec du blanc évoquant les pantomimes et prend ses mains pour se pincer la peau et étirer son visage comme si elle n’était qu’un masque modifiable à l’infini. Cette image est devenue mythique.
D’autres intentions semblent plus spontanées même si elles figent quelque chose qui ensuite traverse les décennies avec Peter Hujar qui immortalise son amant David Wojnarowicz, torse nu dans un éclat de soleil qui vient frapper seulement une moitié de son visage et un seul œil, l’autre restant dans l’ombre. Il y a l’affirmation d’une identité et cette intensité d’une relation amoureuse qui transparait comme elle transparait dans le portrait de Rebecca Salsbury par Paul Strand qui va prendre plus d’une centaine de fois en photo cette femme qui deviendra par la suite son épouse. Nous sommes dans un moment de séduction à travers l’objectif et le truchement de cet appareil photo, dans un cadrage très serré sur le visage et la brillance des pupilles. La photo a 100 ans même si elle est complètement d’aujourd’hui. Strand tirait ses photos lui-même, par la densité et l’aspect très sombre et nuancé de ce portrait, il nous invite à nous approcher au plus proche de ce visage pour en voir toute l’intensité.
Vue de l’exposition « Les yeux dans les yeux. Portraits de la Collection Pinault », Couvent des Jacobins – Collection Pinault, Rennes, 2025.
Photo : Florent Michel / © Pinault Collection
MdF. Si le visage est la porte de l’âme, des échos se nouent autour de l’exposition à la Bourse de Commerce
JMG. J’y tenais, ce thème du rapport au corps est important dans la Collection Pinault.
il y a de nombreux artistes en commun avec « Corps et âmes » comme Lynette Yiadom-Boakye, Miriam Cahn ou LaToya Ruby Frazier et Antonio Oba. Certaines œuvres auraient pu être dans les deux expositions, les portraits de Richard Avedon notamment auraient pu être ici, de la même manière que des œuvres comme Pope L. ou Andy Robert auraient pu être à Paris. « Corps et âmes » traite aussi de l’aspect politique de la représentation : qu’est ce qui passe à travers un corps, un visage ? Autant d’œuvres qui disent quelque chose non seulement de la personne mais d’un regard sur le monde dans un sens élargi d’un commentaire à partager, d’un véritable statement. C’est également quelque chose que l’on trouve à l’œuvre dans les visages présentés à Rennes.
Liste des artistes « Les yeux dans les yeux » :
Giulia Andreani, Jean-Michel Basquiat, Arébénor Bassene, Michaël Borremans, Camille Blatrix, Miriam Cahn, Xinyi Cheng, Paolo Costa, Zoe Crosher, Marlene Dumas, Lizzie Fitch, Llyn Foulkes, LaToya Ruby Frazier, Rochelle Goldberg, Nan Goldin, Douglas Gordon, Rachel Harrison, Damien Hirst, Thomas Houseago, Peter Hujar, Sanya Kantarovsky, Kiki Kogelnik, Michael Krebber, Florian Krewer, Tetsumi Kudo, Annie Leibovitz, Monica Majoli, Victor Man, Jean-Luc Moulène, Shirin Neshat, Antonio Oba, Albert Oehlen, Orlan, Yan Pei-Ming, Giulio Paolini, Irving Penn, Raymond Pettibon, Pierre & Gilles, Pope L., Richard Prince, Andy Robert, Wilhelm Sasnal, Thomas Schütte, Cindy Sherman, Edward Steichen, Rudolf Stingel, Paul Strand, Alina Szapocznikow, Claire Tabouret, Marion Tampon-Lajarriette, Tatiana Trouvé, Luc Tuymans, Francesco Vezzoli, Carrie Mae Weems, Lynette Yiadom Boakye, Zhang Huan.
Catalogue Coédition Pinault Collection et Dilecta 176 pages, 29 euros
Infos pratiques :
« Les yeux dans les yeux »
Couvent des Jacobins
Jusqu’au 14 septembre
https://www.pinaultcollection.com/fr/les-yeux-dans-les-yeux
Claire Tabouret, Entre la mémoire et l’oubli
Musée des Beaux-arts
Jusqu’au 21 septembre
https://mba.rennes.fr/fr/programmation/exposition/claire-tabouret-entre-la-memoire-et-loubli
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