Vue de l’exposition « Férocité à Domicile » à la Fondation Pernod Ricard, Paris, 2025.
Photo Aurélien Mole
Si l’image de la mère est liée dans l’imaginaire collectif à l’amour et au don de soi sans limite, cette projection soulève de nombreuses ambivalences dans une société encore régie par les préjugés et normes imposées par le patriarcat. Cette figure maternelle a toujours inspiré les artistes et la commissaire Oriane Durand y apporte un nouveau regard à l’invitation de la Fondation Pernod Ricard. « Férocité à domicile » titre à double détente qui semble tout droit sorti d’un fait divers et inspiré par la littérature, propose une exposition inédite sur ce lien et ses mécanismes complexes entre attachement et emprise, transmission tacite et outrages indicibles, douceur et tension sous-jacente. Oriane Durand, historienne de l’art française basée à Berlin, revient sur les choix des artistes, les partis pris qui l’ont guidé sous la figure tutélaire de Chantal Akerman et l’atmosphère qui se dégage de cette mise en tension domestique. Sa sélection d’autrices : Annie Ernaux, Toni Morrison, Virginie Linhart, Neige Sinno, Vivian Gornick, Marguerite Duras… offre un contrepoint et prolongement agissant à la visite. Oriane Durand a répondu à mes questions.
Marie de la Fresnaye. Quelle est la genèse de l’exposition ?
Oriane Durand. Nous nous sommes rencontrés avec Antonia Scintilla et Franck Balland autour d’une volonté de croisement de scènes avec l’Allemagne. Ils sont venus découvrir un certain nombre d’institutions en Allemagne et m’ont rencontré à Bielefeld à l’occasion de l’exposition personnelle de Tolia Astakhishvili que j’avais organisé au Kunstverein en 2023. Par la suite, ils m’ont invité à faire une exposition à la Fondation. Je leur ai proposé ce projet sur le lien ambivalent à la mère, que j’avais en tête depuis longtemps. Le texte que j’ai écrit pour l’exposition, la sélection des livres et l’exposition elle-même forment trois entités qui interagissent ; l ’exposition n’a pas une vocation explicative ni didactique, elle témoigne d’un langage qui mélange symboles, signes, jeu, abstraction et poésie.
MdF. Le choix du titre de l’exposition « Férocité à domicile »
OD. Il a été imaginé à partir de mes lectures et inspirations autour de cette exposition. Je ne voulais pas que le mot mère apparaissent dans le titre pour ne pas circonscrire le propos à la maternité. Il s’agit bien plus du rapport ambivalent de l’enfant – aussi adulte – à sa mère et qu’est ce qui se joue dans cette interaction.
Souvent et dans presque tous les livres que j’ai lu sur le sujet, les pères sont absents physiquement et/ou émotionnellement. C’est un sujet spécifique, très présent en littérature. Une de mes inspirations les plus importantes a été Chantal Akerman avec son livre « ma mère rit » et son film « News from home » qu’elle a monté en 1977 à partir de moments de tournage réalisé au début des années 1970 à New York. On y voit des vues de la ville et de métro, en plan fixe ou tournées dans de long travellings, sur lesquelles elle lit les lettres que sa mère lui a envoyé depuis Bruxelles. Une autre inspiration a été le livre de Vivian Gornick, journaliste et autrice américaine dont un de ces livres s’intitule « Fierce attachments « (en français attachements féroces). J’ai mélangé ces deux titres pour donner « férocité à domicile ». Ce qui est intéressant avec le mot férocité est qu’il suggère un instinct de survie, quelque chose d’animal, qui dépasse les choix volontaires d’une personne et notamment ceux de la mère, sachant aussi que les enfants ont leur forme de férocité. Il peut y avoir des comportements contradictoires dans ce lieu de l’intimité où les choses se passent, à l’intérieur de 4 murs, ce qui reste inexplicable et complexe à comprendre. La férocité peut aussi être une forme de défense, pas obligatoirement négative. Un animal féroce peut défendre sa tribu. Pour moi, il se dégage de ce titre une forme de tension qui innerve l’ensemble de l’exposition.
MdF. Comment avez-vous procédé à la sélection des artistes ?
OD. Ils sont au nombre de 7, à la fois internationaux, certains venant d’Allemagne et d’autres de la scène française. J’avais déjà travaillé avec trois d’entre eux : Rosa Joly artiste française basée à Berlin, Sebastian Wiegand peintre allemand basé à Berlin et Tolia Astakhishhvili, artiste géorgienne basée entre Berlin et Tbilissi. Il était important pour moi qu’il y ait une récurrence du sujet dans le travail des artistes que j’invite, c’est cela qui a décidé de mes choix.
MdF. Quels ont été vos partis pris dans l’organisation de l’espace ?
OD. L’espace de la Fondation est difficile à saisir avec ces différentes hauteurs de plafonds et ses grandes fenêtres, mais tout s‘est construit au fur et à mesure des échanges avec les artistes.
A la suite de la décision de Tolia Astakhishvili d’occuper l’espace du fond avec la vue sur les quais de la gare Saint Lazare, j’ai eu l’idée de rajouter un mur afin d’encourager l’idée d’un espace domestique. Les autres propositions se sont construites assez naturellement. Dans l’alcôve formée par un recoin est venue naturellement s’insérer l’installation « Le nez de ma mère » de Harilay Rabenjamina, évoquant une sorte de salon dans lequel, assis sur un canapé, on découvre le film qu’il a réalisé sur sa mère. Dans le grand hall, en contrepoint, s’étend l’œuvre « Treasure » de Cudelice Brazelton IV constituée d’un grand voile noir pendant depuis le plafond qui tombe dans un sac en aluminium, représentation d’un objet que la mère de l’artiste utilise pour réunir des outils de coiffure.
MdF. La figure tutélaire de Chantal Akerman apparait dès la première salle
OD. L’exposition ouvre dans la première sale sur le communiqué de presse publié à l’occasion de la sortie du film de Chantal Akerman au festival de Cannes en 1977. Il n’était pas possible de présenter le fim dans l’exposition, car il est obligatoire de le faire dans des conditions cinématographiques, mais il s’avère que ce document retransmet de façon fine et visuellement cohérente l’idée du film. Dans ce communiqué de presse, on découvre une lettre de la mère d’Akerman rédigée sur un papier transparent qui se superpose à une vue de New York issue du film. Cette superposition est également à l’œuvre dans le film, entre ce que l’on voit et les mots qu’on entend. Le synopsis, également présenté dans la vitrine, dévoile quant à lui un texte à la fois descriptif et cryptique. Il parle avec ambiguïté de ces lettres qui « résonnent comme le manuscrit de la Mer morte d’une Atlantide des temps futurs ». Cette phrase n’est pas sans évoquée la fin du film, qui se termine sur l’image de New York disparaissant dans le brouillard. Pour moi, « News from Home » correspond à la traduction d’un conflit intérieur, celui de la réalisatrice débarquant à New York et portée par le désir de plonger dans une scène artistique effervescente, mais aussi tiraillée par des lettres traduisant un trop-plein d’amour maternel, étouffante et infantilisante, la retenant en arrière.
Vue de l’exposition « Férocité à Domicile » à la Fondation Pernod Ricard, Paris, 2025.
Photo Aurélien Mole
MdF. Cette première salle présente également les œuvres de Rosemarie Trockel, Sebastian Wiegand et Rosa Jolie
OD. Rosemarie Trockel réutilise souvent des œuvres anciennes pour les recomposer. Elle reprend dans sa composition murale une ancienne photographie du début des années 2000 montrant l’ancien directeur du Kunstverein de Hambourg enfant avec, à l’arrière- plan, sa mère plongée dans le flou. Trockel y a ajouté la phrase « Mama Told Me not To Come ». A ses côtés, se trouve une céramique en forme de placenta intitulée « Dry Milk » qui dégage l’idée de quelque chose d’organique, d’animal. Cette composition fonctionne comme d’un rébus irrationnel, donnant une grande place à l’humour et l’association d’idée. Elle dégage une ambiance étrange, entre tension et liens étroits.
Le tableau de Sébastien Wiegand représente également une scène d’intérieure, avec des tonalités jaune orange étrangement similaires à celle de la photo de Rosemarie Trockel. Elle intègre des personnages, assis et allongés au sol, qui semblent plongés dans des états de rêve ou de somnolence. Les objets comme la lampe lave, la séquence du film « Rosemarie’s Baby » – dont la mère de l’artiste lui a souvent parlé – et le choix des couleurs font consciemment référence aux années 1960-70. Qu’avons-nous hérité de cette époque marquée par les élans politiques révolutionnaires et le féminisme est, entre autre, une des questions qui se pose ici. Des boissons et d’autres représentations de substances apparaissent comme de possibles indices d’états plus subconscients, qui permettent un autre accès à l’autre et un autre accès au temps.
MdF. Couloirs et cages d’escalier : des lieux de transition entre le privé et le public, des seuils qui donnent accès à l’intime
OD. Rosa Joly, artiste française basée à Berlin, assemble et construit des environnements au bord de l’évanescence, à partir de sculptures de plâtre et d’aluminium et de collages de paillettes. Les balustrades accrochées depuis le plafond ont été fabriquées à partir d’empreintes d’escalier, situé dans une vielle fabrique new-yorkaise où se trouvait l’atelier de l’artiste. Elles semblent flotter dans l’espace comme des fantômes, révélant un moment de transition troublée. Au mur, les collages de roses brillent de tout leur plastique à facettes, et malgré ce matériau de pacotille, on peut s’imaginer avec les yeux d’un enfant comment ces collages peuvent être attirant. Plus loin dans le parcours, le film « Hotel Night » rend hommage au film « Hôtel Monterey » (1972) de Chantal Akerman. Un lent travelling se déployant dans un couloir, dévoile un espace sourd et mystérieux, me rappelant une scène de « The Shining » (1980) de Stanley Kubrick. Les portes des pièces restent fermées. Il fait sombre. Seuls les collages de roses que l’on retrouve au mur, apportent une note joyeuse.
Vue de l’exposition « Férocité à Domicile » à la Fondation Pernod Ricard, Paris, 2025.
Photo Aurélien Mole
MdF. Un second temps plus politique se joue autour des artistes Cudelice Brazelton IV et Harilay Rabenjamina
OD. En effet, ces deux artistes explorent entre autres l’internalisation des discriminations raciales dans un contexte occidental et sa transmission à travers la parentalité. D’origine afro-américain, Cudelice Brazelton IV fait référence à la figure maternelle à travers le métier de coiffeuse que sa mère excerce. Le wall-tattoo réalisé à partir d’un morceau de jean brûlé figure un visage d’enfant à la coupe stylisée, comme une empreinte à la fois intime et commerciale rappelant la clarté graphique d’un logo. En tant qu’enfant soumis aux injonctions d’une mère à être toujours « présentable », il pose la question de la transmission des normes et de l’apparence fixés par une société habitée par un racisme latent. En contrepoint, se trouve une contenant en aluminium posée au sol sur lequel a été imprimée la photo d’un sac utilisé par sa mère, réunissant les outils de coiffure pour ses tutoriels. Elle accueille un grand morceau de crêpe noire, dont j’ai parlé au début de notre entretien, forme énigmatique entre voile de marié, chevelure déployée et ombre mortuaire.
Dans sa vidéo « Le nez de ma mère », Harilay Rabenjamina raconte tout en délicatesse le racisme internalisé à travers l’histoire de sa sœur qui s’est fait refaire le nez pour correspondre à des normes de beauté plus occidentales et blanches. Au cours de la vidéo, on apprend que rapidement après l’opération de sa sœur, sa mère elle-même s’est fait refaire le nez pour avoir « un nez de blanche ».
Vue de l’exposition « Férocité à Domicile » à la Fondation Pernod Ricard, Paris, 2025.
Photo Aurélien Mole
MdF. La salle suivante réunit une peinture de Sebastian Wiegand et des œuvres de Rosa Joly, qu’est-ce-qui est amorcé ?
OD. La peinture « Utes Traum » de Sebastian Wiegand dévoile un personnage féminin – la mère de l’artiste – allongée sur un canapé en train de dormir, ou peut-être dans un état trouble. On retrouve les couleurs signifiantes d’une atmosphère des années 1970, un clin d’œil à Sylvia Plath avec le livre « The Bell Jar » (1963) et cette même question de l’héritage d’une époque lors de laquelle on a cru à une forme de liberté et d’émancipation.
La série de cinq photos « Nymphette » de Rosa Joly présente sa mère enfant debout dans une barque. Les photos ont été prise par le père de sa mère. La manière dont la jeune fille est mise en scène suggère indéniablement un male gaze, un regard ambigu sur cette petite fille, objectivée dans un style très Hamiltonien. En écho, l’artiste a conçu une barque en plâtre et aluminium, similaire à celle qui transportait la mère. Retourné sur le sol, elle apparait comme échouée au milieu de l’espace, tel un tombeau refermant ses secrets.
Vue de l’exposition « Férocité à Domicile » à la Fondation Pernod Ricard, Paris, 2025.
Photo Aurélien Mole
MdF. Dernier chapitre, le plus troublant, avec Tolia Astakhishvili
OD. C’est la première fois que l’artiste géorgienne montre son travail en France. Elle présente en ce moment une grande installation au PS 1 New York et vient d’ouvrir à la Fondation Fiorucci une exposition personnelle dans le cadre de la Biennale d’architecture de Venise.
Lors de sa première visite, Tolia a choisi de mettre en évidence la vue des fenêtres qui donnent sur les quais de la gare Saint-Lazare. Cette vue rappelle au demeurant le film de Chantal Akerman « Les rendez-vous d’Anna » dans lequel il y a de longues scènes tournées dans les couloirs d’un train. La gare représente cette idée de départs, de retours, de retrouvailles, à l’instar de ce qui se joue avec les parents.
L’environnement architectural qu’elle a conçu pour l’espace d’exposition est composé de deux pièces, qui intègre des œuvres de ses parents, Zurab Astakhishvili et Maka Sanadze, ainsi que de Simon Lässig. Objets du quotidien, dessins, photographies personnelles et inscriptions murales suggèrent une présence humaine diffuse. La patine des murs et l’entassement de ces d’objets assemblé comme s’ils étaient mis en dépot fait de cet espace un lieu du souvenir, du passé que ne veut ou ne peut pas être quitter. Les petites écritures qui apparaissent sur les parois opaques sont comme des des traces d’histoires. Ensemble, ils tissent un récit fictionnel empreint d’une densité affective entre absence et présence, férocité et tendresse, oubli et mélancolie.
Vue de l’exposition « Férocité à Domicile » à la Fondation Pernod Ricard, Paris, 2025.
Photo Aurélien Mole
L’œuvre possède un côté assez surréaliste, tout en étant enraciner dans des souvenirs bien réels, retransmis à travers des choses très intimes comme les photos de l’artiste avec sa mère, collées de façon spontanée et légère,oudes outils récoltés à Paris. L’artiste esquisse un lieu de curiosité, d’éveil de souvenirs, de retranchement. Dans une autre pièce plus muséale sont réunis des éléments également domestiques comme cette céramique « maman je t’aime » et un dessin de sa mère dans une idée de filiation artistique. Deux photos de l’artiste allemand Simon Lässig, tiré du film « Anyaság », 1974 de Ferenc Grunwalsky, traitent de ce rapport à la mère de façon très fantomatique. La fin du cheminement demande à revenir sur ses pas.
MdF. Quels sont vos prochains projets ?
OD. Je prépare une exposition de Louise Sartor à Monaco à la Società delle Api en juillet puis en Allemagne avec Mohamed Bourouissa en septembre au musée Marta Herford.
Infos pratiques :
Férocité à domicile
Jusqu’au 19 juillet
Programmation associée
Fondation Pernod Ricard, 1 Cr Paul-Ricard, 75008 Paris