Lucas Arruda Untitled (from the Deserto-Modelo series), 2024 Oil on canvas
Private collection, London. Courtesy the artist, David Zwirner and Mendes Wood DM Photo: Chase Barnes
Jean-Marc Prévost signe sa dernière exposition pour le Carré d’Art dans un engagement ininterrompu autour de monographie d’artistes internationaux avec Lucas Arruda et Ivens Machado dans le cadre de la Saison Brésil-France 2025. J’ai découvert le travail de Lucas Arruda lors de la foire Arco Madrid (commissaire Hans Ulrich Obrist) et suis restée figée par cette énigmatique et silencieuse traversée du paysage qui prend une tournure encore plus liminale dans les grands volumes du Carré d’Art. En parallèle, l’artiste bénéficie également d’une exposition au musée d’Orsay, ce qui a complexifié certains prêts comme le souligne Jean-Marc Prévost. Avec Ivens Machado, il s’agit de revenir sur une génération d’artistes en rupture avec le néo-concrétisme brésilien pour aborder toutes formes de répression sous ces années de dictature. Dernière partie de la trilogie avec l’artiste Marina Rheingantz au musée des Beaux-arts de Nîmes qui s’associe à cette saison évènement.
Jean-Marc Prévost que j’avais interviewé à l’occasion des 30 ans du Carré d’Art en 2023 (lien vers), a profondément favorisé le rayonnement du musée qui compte l’une des collections majeures en France, en l’ouvrant notamment aux réalités géopolitiques du Moyen-Orient. Cet infatigable passeur qui a su révéler de nombreux artistes (Anne Imhof, Tarik Kiswansson, Latoya Ruby Frazier…) et favorisé les donations comme récemment avec la pionnière féministe Lena Vandrey, aura marqué notre regard. Il revient sur ses choix et engagements, le contexte favorable de Nîmes sur l’axe méditerranéen alors qu’il prépare une prochaine exposition à Beyrouth.
Marie de la Fresnaye. Comment avez-vous découvert Lucas Arruda ?
Jean-Marc Prévost. J’avais déjà vu son travail mais c’est la grande exposition à la galerie Zwirner qui a été un déclencheur. J’ai eu la chance de le rencontrer à cette occasion et de pouvoir échanger avec lui.
MdF. Quel a été le soutien apporté à cette occasion ?
JMP. Comme pour toutes les saisons et comme c’est une année croisée, le pays invité prend en charge l’acheminement des œuvres et le transport de l’artiste, ce qui présente un réel intérêt étant donné les couts de déplacement à l’international. Nous avons eu aussi une aide de la galerie Zwirner autour du rapatriement de certaines œuvres qui étaient aux Etats-Unis ou ailleurs, en provenance de collectionneurs à qui ils avaient vendu des œuvres. Presque la majorité des œuvres sont issues de prêts de collectionneurs privés. L’artiste est très demandé et il y a peu d’œuvres disponibles, ce qui a complexifié certains prêts. De plus il y avait l’exposition au musée d’Orsay au même moment. Nous étions tous dans l’expectative de ses œuvres et nous nous sommes limités aux Etats-Unis et à l’Europe.
J’ai pensé à l’espace du Carré d’art ayant cette expérience depuis plus de 10 ans. Je savais que son travail allait parfaitement dialoguer dans les grandes salles du musée et sa lumière zénithale, qu’il serait possible d’en saisir cette dimension contemplative, métaphysique voir conceptuelle. J’ai fait souvent des accrochages très minimals et c’est pourquoi je savais que l’on pourrait aller jusqu’à installer une peinture par mur sans problème.
MdF. Comment qualifier sa peinture ?
JMP. L’artiste part de souvenirs, de sa mémoire ou d’images d’histoire de l’art qu’il peut avoir dans son atelier et dont il se remémore. Comme des états spirituels qu’il essaie de reproduire. Ce n’est pas une peinture faite sur le motif. Le processus est assez long, fait des couches successives La technique est très poussée et la restauratrice en a fait le constat. S’il y a l’exposition en ce moment au musée d‘Orsay avec les impressionnistes, cela se joue autour de la lumière qui est essentielle. Ce sont des paysages non pas mélancoliques mais métaphysiques presque conceptuels qui se construisent par addition et soustraction de matière.
MdF. L’organisation du parcours : quels partis pris ?
JMP. Ce qui m’intéressait était cette force de peinture dans des petits formats comme cela apparait dès le début du parcours. Nous avons beaucoup discuté sur cette ligne d’horizon de la 1èresalle. On a d’abord une vue d’ensemble mais lorsque l’on s’approche de chaque tableau, on rentre dans chaque paysage. La 2ème partie de l’exposition bien que liée à la première, l’on tend vers une certaine épure et ce travail sur la lumière. Nous avons fait le choix de présenter les grands monochromes qui font partie du travail même si l’artiste en réalise moins. Les lignes d’horizon sont à la limite de la visibilité, l’on passe presque dans l’abstraction jusqu’à aller vers ce que qualifie l’artiste « d’idéogramme de paysage » une installation composée d’un carré de lumière projeté au-dessus d’un carré peint sur le mur. Nous sommes presque face à un paysage conceptuel idéal avec la ligne d’horizon, terre en bas, le ciel en haut.
Lucas Arruda Untitled (Neutral Corner), 2018 film still
Dans l’unique vidéo conçue à ce jour qui clôt le parcours, « Neutral Corner » ces corps luttant font penser à des dépositions de la peinture italienne ou autres références à l’histoire de la peinture.
MdF. Le choix du titre « Deserto-Modelo »
JMP. Le titre dégage quelque chose à la fois physique et abstrait dans la mesure où il n’y a rien à voir dans le désert, il n’y a pas de personnage, rien. C’est un endroit où l’on se projette et où l’on projette les images que l’on a mais on peut avoir des mirages. Il est intéressant de souligner que c’est un titre que l’artiste utilise depuis plusieurs expositions comme si c’était un process, que l’artiste essayait d’aller vers cette perfection, ce modèle en quelque sorte. Je relie dans ma sensibilité beaucoup son travail avec Ugo Rondinone qui a exposé de grands paysages dans ces mêmes salles.
Ivens Machado Sem Título 14 (Performance com bandagem cirúrgica / negativo #40), 1973–2018. Gelatin silver print. Courtesy Acervo Ivens Machado and Fortes D’Aloia & Gabriel, São Paulo/Rio de Janeiro.
MdF. Ivens Machado : le contexte et la genèse de l’exposition
JMP. Cela s’est fait lors de mon dernier voyage au Brésil il y a 2 ans. J’ai beaucoup voyagé au Brésil et je connais bien les années 1970 autour d’artistes comme Borba Filho ou plus jeunes, Leonilson et Hudinilson .
C’est son galeriste Fortes D’Aloia & Gabriel (Sao Paulo) qui m’a montré son travail que j’ai trouvé très fort et troublant et qui pouvait entrer dans une proposition pour la « project room » alors que précédemment j’avais fait le contraire autour des deux artistes lituaniennes. Ivens Machado n’est pas connu ni montré en France ni en Europe. J’aimais son engagement politique qui était aussi une ligne dans mes choix d’expositions ici. Lors du montage et une fois que j’ai vu le résultat, j’ai pris toute la mesure de ces pièces très impressionnantes d’énergie et de plasticité.
Ivens Machado Untitled, 1986 Concrete, glass and iron. Photo: Eduardo Ortega. Courtesy Acervo Ivens Machado and Fortes D’Aloia & Gabriel, São Paulo/Rio de Janeiro
MdF. Quelle découverte progressive de l’univers d’Ivens Machado est proposée au regardeur ?
JMP. L’exposition mêle à la fois des œuvres du début des années 1970 qui sont des photographies ou des vidéos réalisées à partir de performances. A partir des années 1980 il ‘est intéressé à la sculpture avec des œuvres réalisées pour la plupart à l’aide de matériaux de construction, bruts qu’il réassemble. Elles restent atypiques même si on peut relier certaines à l’arte povera. La violence de sa démarche s’explique par le contexte de ces années-là, un moment où beaucoup d’artistes se sont expatriés alors qu’il est resté sur place.
Dans la première salle sont réunies des photographies et vidéos où il utilise son propre corps pour réaliser les photographies et des bandes chirurgicales qui le contraignent et l’enferment comme une momie, selon une idée de répression et de paralysie des corps qui existait à cette période. Le corps était un matériau très simple et accessible. De la même époque nous avons une sculpture à partir d’un carrelage avec ce système d’évacuation qui évoque des fluides corporels et ces fragments de corps mutilés et enveloppés dans les bandes. Il y a une violence et une force plastique dès le départ dans son travail. Il utilise ensuite des matériaux (béton, fer, verre brisé, débris) qui basculent vers l’organique et l’inachèvement. Une mise en tension entre ce qui est construit et ce qui est non maîtrisé. Une certaine énergie sexuelle se dégage également.
Pour recontextualiser, Ivens Machado est de la même génération que Cildo Meireles très conceptuel et se place en rupture avec la génération de l’art néo-concret avec Lygia Clark notamment ou Lygia Pape. La grande sculpture en charbon renvoie ici à l’arte povera avec Kounellis et à la violence de la société industrielle. Ces sculptures en équilibre instable dégagent un aspect assez repoussant comme avec ces morceaux de verre tranchant. Ce sont des étranges objets en fait. La vidéo mettant en scène un corps noir témoigne comme d’une impossible harmonie entre les personnes sur fond de racisme et de ségrégation à l’époque. Dans ses œuvres sur papier il a souvent utilisé du papier quadrillé dont il déjoue les lignes avec des substances corrosives. Comme pour déjouer les règles, les normes de ce qui se passait à ce moment-là.
MDF. Comment est née la collaboration avec le musée des Beaux-arts autour de cette saison avec l’artiste Marina Rheingantz ?
JMP. Quand j’étais au Brésil j’ai regardé le travail de Marina et notamment dans sa galerie, Fortes Aloia Gabriel. J’avais échangé avec le commissaire général de la Saison, Emilio Kalil. Je ne pouvais pas la montrer dans la « project room » étant donné qu’elle était de la même génération que Lucas. A mon retour à Nîmes je suis allée voir la nouvelle directrice du musée des Beaux-Arts, Barbara Gouget pour lui demander si cela l’intéresserait. Cela s’est fait très simplement.
MdF. Lena Vandrey : une donation qui fait sens
JMP. C’est une longue histoire. Sa compagne Mina Noubadji-Huttenlocher est venue me voir il y a 3 ans environ, après le Covid avec un gros catalogue en m’exprimant son souhait de tout donner au musée. Je ne connaissais pas Lena Vandrey comme pour beaucoup de personnes. Cela posait d’une part un problème de stockage et je trouvais de plus dommage que cela soit limité à un seul musée. J’ai pris le temps de regarder le travail, le montrer à différentes personnes en décidant de faire connaitre l’œuvre aux autres musées. Mina a alors pris son bâton de pèlerin à partir des contacts que je lui ai donné, que ce soit au Centre Pompidou, au musée Cantini de Marseille, au Frac Méca à Bordeaux, au MAMC+ à Saint-Etienne… qui ont tous accepté au final. Je trouvais cela pertinent que Lena soit présente dans de grands musées en France et selon un degré de pertinence. Mina sa compagne avec qui Lena fonde ce lieu d’accueil et musée pour les femmes le « Musée des Anges », qui est le titre que nous avons retenu ici pour l’exposition accompagnant cette donation. Le contexte était particulièrement favorable étant donné la relecture de jeunes curateurs autour d’une scène féministe et queer, Lena évoluant elle-même dans les années 1970 dans les Cévennes au sein d’une scène féministe avec Monique Wittig ou Antoinette Fouque notamment. C’est pourquoi elle est regardée aujourd’hui d’une nouvelle façon. J’ai fait une sélection d’une quarantaine d’œuvre au total. C’est une jolie histoire au final car en l’espace de 2 ans, Lena est devenue connue -salle dédiée à Pompidou- alors qu’au départ personne ne savait qu’elle existait !
MdF. Recherchiez-vous à mettre en avant des artistes très politiques ?
JMP. Plutôt qu’une dimension politique ce qui m’a intéressé sont des artistes qui ont une position dans le monde en fait, dans une dimension critique et chacun à sa façon si l’on songe par exemple à Nairy Baghramian qui interroge ce qu’est une institution. J’ai beaucoup par le hasard voyagé au Moyen-Orient et développé une vraie proximité avec les artistes de cette partie du monde qui sont tous nécessairement engagés mais toujours à partir d’une approche formelle forte C’est ce genre d’artistes qui m’ont toujours intéressé.
MdF. Quels facteurs vous ont-ils permis de développer la collection ?
JMP. Il y a eu de plus en plus de dons car les artistes d’un part réalisaient qu’il y avait un engagement ici et que le musée contrairement à une fondation n’a pas la même vocation. C’est pourquoi à la suite des expositions les artistes ont beaucoup donné. Ce facteur a permis de façon naturelle à conforter la collection alors que les budgets sont de plus en plus réduits et le marché de plus en plus tendu.
MdF. Vous avez programmé la prochaine exposition qui sera inaugurée par la nouvelle directrice autour de Felipe Romero Beltràn, qu’est-ce-qui explique ce choix ?
JMP. Il s’agit d’une exposition de l’artiste colombien basé à Madrid, Felipe Romero Beltrán conçue par la Fondation Mapfre (Barcelone/Madrid) qui va voyager à Nîmes. Je l’avais déjà acquis pour la collection. Les représentants de la Fondation se sont adressés à moi à la suite des acquisitions. Je trouvais intéressant pour la nouvelle directrice d’avoir déjà un programme avec un commissaire désigné. L’artiste travaille la photographie et la vidéo autour du problème de la migration en très grande proximité avec les gens concernés. Il est représenté par la galerie Hatch à Paris et a reçu le prix Emerige-CGPA 2024. Le projet qui sera montré, intitulé « Bravo » a été réalisé le long du Rio grande impliquant ces personnes qui sont en attente de passage aux Etats-Unis, un sujet parfaitement d’actualité.
MdF. Rétrospectivement qu’est-ce-qui ressort de ces années au Carré d’Art ?
JMP.C’est une succession de belles rencontres avec les artistes dans un contexte nîmois facilité par la confiance des élus qui me laissaient carte blanche. Ce musée a une grande histoire quand on songe à Richter et tous les artistes qui sont passés ici. C’est un musée ambitieux par sa collection et sa programmation. Ce qui était agréable par rapport à Paris c’était de pouvoir s’inscrire dans une réelle proximité avec les artistes. Au fil du temps partagé et des échanges, il y a de vraies amitiés qui se créent. Il y a aussi un engagement qui est différent sans doute ici d’après ce que j’ai entendu dire. J’ai voulu poursuivre cette formidable histoire avec une ouverture sur le monde et essayer de montrer des zones géographiques et des artistes moins visibles plutôt que des artistes français qui sont déjà présents dans d’autres institutions françaises . Si l’on prend Tarik Kiswwanson, il vivait en France depuis 10 ans et n’avait jamais eu d’exposition personnelle, ce qui était étonnant alors que maintenant il est partout y compris en Suède qui va lui consacrer une grande rétrospective au Moderna Museet. Le Carré d’art a su à la fois conforter son identité avec des artistes très connus comme Glenn Ligon, Walid Raad ou Nairy Baghramian et est devenu assez prescripteur si l’on prend Tarik Kiswwanson, Anna Boghiguian ou encore Anne Imhof dont j’ai proposé la première exposition en France. C’est la liberté qui m’a permis de réaliser tout cela et l’équipe qui, bien que réduite est très motivée. C’était assez incroyable si l’on y pense.
Infos pratiques :
Lucas Arruda, « Deserto-Modelo »
Ivens Machado, exposition
Jusqu’au 5 octobre 2025
Donation Lena Vandrey, le « Musée des anges »
Jusqu’au 31 janvier 2025
Carré d’Art- musée d’art contemporain
Place de la Maison Carrée, Nîmes
Tarifs
Plein : Entrée exposition temporaire + collection permanente : 8€
Réduit : Entrée exposition temporaire + collection permanente : 6€