Olivier Marboeuf, *Péyi en retour*, 2024-2025 Production Centre Pompidou-Metz, Photo Marc Dommage, Exposition Après la fin 2025
A l’invitation de Chiara Parisi, Manuel Borja-Villel déroule au Centre Pompidou-Metz une histoire archipélique de la pensée et cartographie décoloniales en rupture avec la vision eurocentriste dominante. Sans chronologie ni chapitre, l’exposition interroge les mémoires invisibilisées et souterraines autour de constellations agissantes et subversives entre les corporéités Caraïbéennes, les rituels afro-brésiliens, les abysses de l’Atlantique autour de 40 artistes et voix diasporiques. Son titre nous donner des cartes à jouer dans ce qui représente un vaste puzzle qui déjoue nos attentes.
Le sens du parcours est laissé libre au visiteur, pas d’autorité non plus de ce côté-là.
Une œuvre du 17ème siècle en prologue rappelle les liens de sujétion et la violence de la colonisation. Elle évoque la conquête espagnole avec l’entrée d’Hernan Cortez au Mexique et le siège de la ville de Vienne par les Ottomans. Ces panneaux de peinture sont réalisés avec de la nacre, matériau précieux et recherché qui signale les routes commerciales, autre prédation mondialisée.
On commence par une large place donnée aux pratiques de cinéma expérimentales par les artistes pionnières Maya Deren et Katherine Dunham. Avec la sélection de séquences sur le vaudou en Haïti tournées de 1947 à 1954, Maya Deren s’écarte du documentaire pour se rapprocher de l’expérience cinématographique. La chorégraphe, miliante et anthropologue Katherine Dunham associe des pratiques caraïbéens et africaines aux registres de la danse. Plus contemporaine, la chorégraphe Bouchra Ouizguen avec l’œuvre collective « Corbeaux » réunit le performatif, l’oralité et l’artisanat dans un paysage sonore d’une grande puissance.
Arrive ensuite la grande installation de Rubem Valentim « Templo d’Oxaca » mêlant abstraction géométrique et spiritualités afro-brésiliennes. Ces sculptures ont été dévoilées pour la première fois à la 14ème Biennale de Sao Paulo en 1977.
Sur le côté, la pièce textile de Amina Agueznay réalisée pendant le confinement avec un groupe de tisseuses artisanales marocaines autour de la signification des motifs imazighen : noir pour des éléments compris, blanc au contraire pour des éléments flous. Curriculum Vitae interroge ainsi la notion de transmission. Le textile comme motif critique et politique se retrouve dans d’autres œuvres. Que ce soit avec le quilt de Kipwani Kiwanga, bannière qui reprend la révolte des esclaves en Haïti contre les colons français en 1791, le drapeau orné de perles de Myrlande Constant dont la fabrication était auparavant réservé aux hommes qui dénonce l’emprise du Catholicisme, ou l’installation de Marie Claire Messouma Manlanbien, qui faisait partie de Manifesta Barcelona, qui entremêle fils, matières végétales, organiques, plantes, céramiques..autour des cosmogonies afro-caribéennes.
Les fascinantes collographies de Belkis Ayon surgissent et s’imposent. D’une grande complexité dans leur facture (collages réalisés avec des matériaux collectés), elles véhiculent l’héritage de la société secrète Abakuà, arrivée à Cuba au début du XIXème siècle et réservée exclusivement aux hommes hétérosexuels. Son suicide à l’âge de 32 ans dans des circonstances nimbées de mystère concourt à la légende qui entoure son combat autour de l’invisibilisation des femmes et le patriarcat de la société cubaine. Ses grandes figures sans bouche et masquées dont le regard fixe le visiteur dégagent une sorte de noirceur aussi déstabilisante que séduisante. Le musée Reina Sofia de Madrid alors dirigé par Manuel Borja-Villel lui a consacré une importante exposition en 2011. Elle a été choisie pour l’affiche de l’exposition.
La mythologie autour de l’eau, « une machine à remonter le temps » selon la vidéo d’Aline Motta dessine une autre constellation. Performative, l’œuvre interroge les conséquences de la traite entre le Brésil et l’Afrique sur sa propre famille.
Ellen Gallagher associe le mythe de l’Atlantide noire à de questions de genre et d’identité raciale à travers des motifs subaquatiques et biomorphiques dans des palimpsestes autour de la mémoire et de l’effacement.
Véritable temps fort du parcours avec Bleuprint, la fresque d’Olivier Marbeuf intitulée « Peyi en retour » qui cherche à désamorcer la violence de l’archive en donnant à voir des révoltes minuscules ou inachevées, des éléments mineurs et en négatif à la marge de l’histoire héroïque. Un récit partiellement lisible de « joyeuses résistances » selon le terme employé par l’artiste, qui se double d’une partie sonore.
Les figures tutélaires de Wilfedo Lam et Baya Mahieddine sont rapprochés car ils s’inscrivent en rupture du surréalisme européen. L’artiste Mounira Al Solh exposée à la Biennale de Venise, reprend dans une même visée émancipatrice les visages de femmes vêtues des tenues traditionnelles imazighen aux grands yeux inquisiteurs de son ainée, pour une relecture des mythes.
Le cinéaste et chercheur Abdessamad El Montassir (actuellement au Palais de Tokyo) se place aux confins de micro-histoires et de savoirs immatériels en marge du discours officiel avec l’œuvre visuelle et sonore Al Amakine à partir de poésie oralement transmises au Sahara.
Le collectif Tizintizwa, constitué de Nadir Bouhmouch & Soumeya Ait Ahmed se penche sur le douloureux destin des migrants travailleurs agricoles amazighs décimés sur les îles Canaries au 15ème siècle. A partir de leurs chants dans la région de l’Atlas juxtaposés avec des images de tourisme de masse, la vidéo Teide souligne leur effacement.
Ahlam Shibli, *Occupation*, Al-Khalil/Hébron, Palestine, 2016-2017
Sélection issue d’une série de 32 photographies
Impression jet d’encre sur papier satin Collection de l’artiste
Copyright : © Ahlam Shibli © Centre Pompidou-Metz / Photo Marc Domage / Exposition Après la fin / 2025
Le contexte de dépossession et du déplacement par le photographe palestinien Ahlam Shibli à al-Khalil/Hébron prend une résonance particulière avec notre actualité, tandis qu’Yto Barrada, qui représentera la France à la prochaine Biennale de Venise, mesure l’expérience du transit au large du détroit de Gibraltar.
Autant d’hybridations dissidentes pour décoloniser nos imaginaires et écrire un avenir autre, débarrassé des scories hégémoniques occidentales. Puissant et salutaire.
Liste des artistes :
Juan y Miguel González, GIAP, Aline Motta, Olivier Marboeuf, Laeïla Adjovi, Marie-Claire Messouma Manlanbien, Ellen Gallagher, Kapwani Kiwanga, Myrlande Constant, Frank Walter, Donald Locke, Victor Anicet, Frantz Zéphirin, Georges Liautaud, Rosana Paulino, Belkis Ayón, Wifredo Lam, Rubem Valentim, Alejandra Riera, Maya Deren, Katherine Dunham, Sarah Maldoror, Philip Rizk, Abdessamad El Montassir, Tizintizwa ( Nadir Bouhmouch and Soumeya Aït Ahmed), M’barek Bouhchichi, Amina Agueznay, Ahmed Cherkaoui, Bouchra Ouizguen, Baya, Mounira Al Solh, Basma al-Sharif, Ahlam Shibl, Ariella Aïsha Azoulay, Yto Barrada.
Catalogue éditions Centre Pompidou-Metz 39 euros
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Infos pratiques :
« Après la fin. Cartes pour un autre avenir »
Centre Pompidou-Metz
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https://www.centrepompidou-metz.fr/fr/programmation/expositions/apres-la-fin