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Interview Michel Poivert, Hangar Bruxelles : ce que l’IA fait à la photographie

Delphine Diallo, The Messenger from the series Kush, 2024 

« L’IA est une langue étrangère que nous croyons savoir parler » M. Poivert

« Who is afraid of IA ? » La question que pose en préambule Michel Poivert, historien de la photographie et co-curateur avec Delphine Dumont, directrice de Hangar de l’exposition AImagine, ouvre le champ des possibles face à ce qui est souvent présenté comme une menace. L’exposition qui inaugure le 9ème PhotoBrussels Festival déroule plusieurs scénarios autour de 18 photographes qui relèvent le défi de cette « fiction alternative ». Après une relecture du passé pour réécrire l’histoire avec Brodbeck & de Barbuat, Jordan Beal, Robin Lopvet, la question de l’image manquante ou invisibilisée surgit avec Michael Christopher Brown, Delphine Diallo, concomitante aux biais, stéréotypes et imperfections avec Justine Van den Driessche, Claudia Jaguaribe, et à la fluidité et l’ubiquité des algorithmes : Nicolas Grospierre vers une possible décolonisation de nos imaginaires à l’ère du cyborg avec Isodore Hibou ou Alisa Martynova. A mesure de l’ascension dans l’espace du Hangar les frontières de l’espace-temps sont abolies dans un entre-deux spéculatif. Un vaste « Atlas Mnémosyne » performatif. Michel Poivert revient sur les réflexions engagées avec l’équipe de Hangar, les critères de choix des photographes, ce qui caractérise ces images génératives et si l’AI constitue ou non un progrès et une aliénation. Un plaidoyer prospectif aussi lucide que convaincant et qui renvoie à l’évolution même du medium photographique et ses propres contradictions. 

Professeur d’histoire de l’art à l’Université Paris I Panthéon Sorbonne, Michel Poivert est également critique et commissaire d’expositions. Il est l’auteur de La Photographie contemporaine (Flammarion, 2010), Brève histoire de la photographie (Hazan, 2015), Les Peintres photographes (Mazenod, 2017). Il a organisé les expositions La Région humaine (MAC de Lyon, 2006), L’Événement, les images comme acteurs de l’histoire (Jeu de Paume, Paris, 2007), Gilles Caron, le conflit intérieur (musée de l’Élysée, Lausanne, 2013), Nadar, la Norme et le Caprice (Multimedia Art Museum, Moscou, 2015), Gilles Caron Paris 1968 (Hôtel de Ville de Paris, 2018).

Bruce Eesly, New Farmer series 2023 

Quelle a été votre méthodologie et mode de sélection des artistes ?

Nous avons réalisé un premier travail de veille pendant plusieurs mois avec l’équipe du Hangar même si dans certains cas nous avions déjà identifié certains artistes autour de ces pratiques comme le duo Brodbeck et de Barbuat qui avait exposé à Paris à la galerie Papillon et que j’avais accompagné à la Sorbonne Galerie. Certains noms avaient pour nous valeur d’ancrage. Ensuite nous nous sommes livrés à un travail d’exploration de la scène contemporaine que ce soit à travers des expositions, des sites d’artistes… Au-delà de ce moissonnage, nous avons affiné notre réflexion, et ce, à partir de plusieurs critères.

Le premier était de travailler et de se positionner avec exclusivement des photographes, l’IA étant extrêmement utilisée aujourd’hui par les graphistes, illustrateurs, DA…ce qui n’était pas le propos de Hangar. 

Autre critère pour bien comprendre le fonctionnement réservé à l’usage de l’intelligence artificielle à partir d’images photoréalistes et donc stockées ce qui nous a conduit à regarder les artistes qui inscrivaient l’IA dans leurs recherches et processus de réflexion artistique, dans un cheminement et non par simple curiosité ou exercice ; des artistes pour lesquels cela avait du sens. Cette notion de rapport à la revisitation, la relecture, à un retour pas simplement sur l’histoire mais à des images constituent notre mémoire collective. Ce fil rouge a été notre guide, inscrit dans l’appel à projets international lancé par le Hangar et complété par notre propre sélection.

Un autre critère important était le caractère éclectique donné à l’ensemble. Il s’agissait de dresser une sorte d’état des lieux autour de démarches volontairement variées et complémentaires. La conception du projet s’est déroulée sur plusieurs mois au fil de nos échanges, réflexions, découvertes…

En ce qui concerne l’appel à projets, quel a été le nombre de réponses ?

Une centaine de réponses environ, ce qui est un chiffre moindre que ce Hangar a l’habitude de recevoir autour de ce genre de sujets. Nous l’avons expliqué par le côté très précis et non générique autour de l’IA. Les dossiers étaient d’une grande diversité avec un certain nombre de candidatures qui n’émanaient pas de photographes en tant que tels mais plutôt de designers, directeurs artistiques…Le jury a ensuite fait ses choix en fonction de ce qui avait été retenu en amont afin d’éviter les redondances. Cela a été aussi l’occasion de faire de vraies découvertes. 

Pascal Sgro, Cherry Airlines, 2024 

Vous parlez d’espaces latents en IA comme en photographie : qu’est ce qui se joue dans ce nouveau registre du visible ? 

Les espaces latents sont plus de l’ordre de l’invisible, c’est l’endroit où l’IA va aller chercher ses ressources pour configurer un résultat. Il s’agit des rapports entre une image et un mot, ce que l’on appelle une indexation. Ces indexations sont accumulées dans les data centers puis mises au travail pour que l’IA puisse les reconnaitre, les associer via de multiples dimensions à la fois chronologiques, techniques etc. Il est difficile d’en parler car elles sont invisibles mais ces zones de données fourmillent littéralement d’informations comme un atlas potentiel. On peut générer des résultats même rien n’est configuré avant requête. En tant qu’historien de la photographie, j’aime employer le terme d’espace latent qui correspond à celui d’image latente, ce moment où les choses sont là mais pas encore traduites. Si on voulait forcer l’analogie, on pourrait dire que l’AI comme dans un laboratoire va développer des éléments, les faire apparaître au regard de la personne à l’origine du prompt.  

Arrêtons-nous sur Prelude to the Broken RAM de l’artiste David Fathi qui propose une histoire des avancées technologiques à l’aune du ready made : en quoi est-elle révélatrice de cette fiction alternative que vous citez dans votre texte d’introduction ?

C’est l’une des propositions qui nous a beaucoup intéressée de la part d’un artiste qui est aussi ingénieur avec une très bonne connaissance technique. Il est parti de différents moments de notre histoire commune et d’avancées décisives avec en premier lieu la naissance d’une image avec Niepce, issue d’un dispositif et d’une photosensibilité et ce choc de l’arrivée d’un phénomène qui devient automatique. Comme on le voit dans l’exposition, David Fathi fait travailler l’IA sur une description de cette image dont nous avons plusieurs versions assez proches dans l’exposition. 1827 est cette date qui modifie notre histoire. Il tisse ensuite un lien que nous avons trouvé très subtil entre cette autre date, 1917, qui représente la naissance du ready-made. L’œuvre toute faite comme l’image toute faite est un phénomène qui va désarçonner le public et en même temps chambouler toutes les règles de définition d’une œuvre, le geste de Duchamp étant de consacrer l’automaticité comme fait artistique. Ses recherches autour de l’univers de Duchamp l’ont amené à aborder l’univers des échecs et du jeu avec cette 3ème date, 2027, correspondant à la défaite de Kasparov par Deep Bleue d’IBM et selon lui, une nouvelle césure. Il est parti de ces trois moments fondamentaux pour imaginer et anticiper le futur avec l’avènement de manière générique de l’IA. Il est le premier artiste à mettre ainsi en parallèle de grandes révolutions de notre rapport au visible et à la connaissance. 

Sa proposition est une manière à la fois de revisiter notre histoire tout en soulignant à quel point l’automaticité est appelée à gouverner. 

Justine Van den Driessche, The Progress 2023 

L’IA génère une « morphogenèse des images » selon vous : pouvez-vous nous en donner les contours et les enjeux ? 

En tant qu’historien d’art ce terme d’intelligence m’a toujours troublé et pour en avoir parlé avec de nombreux artistes de l’exposition ils considèrent que c’est un terme purement métaphorique alors qu’en réalité il s’agit d’algorithmes génératifs qui travaillent sur des données statistiques. L’idée de parler aussi de neurones, de cerveau montre que la grande figure de référence pour l’IA reste le vivant avec des termes employés tels que : générer, faire naitre, engendrer. Cette sorte d’élasticité des formes, cette manière de les faire naitre comme une génétique ce ne sont pas des images qui ressemblent à la photo quelque chose qui serait mécanique, mécano-morphique mais plutôt de l’ordre du biomorphique. Le terme morphogénèse que l’on emploie plus dans le domaine de la biologie est peut-être le terme qui correspondrait le mieux pour décrire cette manière de générer des images, le processus et le résultat. Cela garde l’idée d’images qui ont été accouchées par le dispositif. Cela traduit à ce stade du moins, un côté liquide, liquoreux avec des formes qui ne sont pas nées par des traits, des séparations, des incisions, des recouvrements ce qui renverrait à la fabrique des images mais par autre chose qui se distingue par une tessiture singulière. 

Robin Lopvet, New New York, 2015-2023 

De votre point de vue, l’IA est-elle aliénante pour la photographie ?

Cela implique comme souvent la question des usages. L’IA est un outil que l’on utilise bien ou mal selon les intentions et nous sommes tous d’accord là-dessus. La vraie question qui demeure est : sommes-nous pour autant prisonniers de cette proposition ?

Dans le domaine qui est le nôtre, à savoir la création d’images par des photographes il convient de réaliser qu’ils sont acteurs dès lors qu’ils conçoivent un prompt, un résultat qui peut être rejoué indéfiniement. Cela rejoint la partie d’échecs ou de jeu de stratégie, le photographe, l’artiste s’arrêtant au moment où il obtient un résultat qui l’intéresse, que ce soit une surprise, une aberration ou quelque chose au contraire de très réaliste. En ce sens il n’y a pas selon moi d’aliénation dans la mesure où c’est l’auteur qui guide le résultat. C’est une donnée importante à souligner. Malgré l’idée reçue que ce sont les algorithmes qui nous gouvernent, dans le cadre de production d’images nous sommes face à une réponse à laquelle nous pouvons réagir. J’aurais tendance à dire qu’au-delà du lieu commun autour des intentions, en termes de créativité, nous ne sommes pas dans un registre d’aliénation. 

Quelles anticipations pouvons-nous faire ?

Il est difficile d’anticiper face à des dispositifs qui sont très évolutifs d’un point de vue technologique et du fait de leur nature même. En toute logique on peut dire que demain les requêtes pour obtenir des images seront de plus en plus performantes dans la mesure où l’on entraine de plus en plus l’IA. Pour ce qui de la question des usages, il y a un risque réel pour certains métiers de l’image, notamment le graphisme, l’illustration -comme pour les textes- même si la création pure y échappe et c’est ce que l’on remarque avec les photographes de Hangar qui cherchent, traquent à partir des failles et imperfections. Ils vont travailler sur le renouvellement de nos imaginaires, ce que l’IA trouve ou non, déforme ou non. La question du perfectionnement et de l’avenir passera par des applications qui auront comme pour la photo à ses débuts avec la gravure, des effets dévastateurs sur certaines pratiques telles que la traduction, sous-titrage, doublage, la musique ou ce que j’appellerais l’imagerie d’ambiance.

Les artistes restent des chercheurs, qu’il est toujours intéressant d’observer, parce qu’ils pointent les potentialités créatives et innovantes plus que les défauts et menaces que peut avoir une nouvelle technologie et ce dans n’importe quel domaine d’ailleurs. 

Catalogue (disponible à la librairie du Hangar, E-shop) 

Editions Hangar

English/French/Dutch 196 pages, 20 euros

A noter l’ouverture de la Hangar Gallery ! 19 artistes représentés

Vivarium, Claudia Jaguaribe

https://www.hangar.art/vivarium-claudiajaguaribe

Poursuivre avec le PhotoBrussels Festival, 9ème édition, 46 lieux !

Créé en 2016 à l’initiative du Hangar par Delphine Dumont, PhotoBrussels Festival avec la création de l’Asbl Photo Art et Culture en 2022 et d’un comité de consultation, est devenu un rendez-vous incontournable de la photographie à Bruxelles.

Parmi les incontournables : Contretype avec François Bellabas (également au Hangar), Cloud Seven avec le group show A Public Affair, Fondation A avec A partir d’Elle et plusieurs galeries en résonance : Christophe Gaillard, Olivier Meessen, Stieglitz 19, Lee Bauwens…

Infos pratiques :

AImagine

Photography and generative images

Jusqu’au 15 juin 2025 

Hangar Center

18 Place du Châtelain, 1050 Brussels

https://www.hangar.art

https://www.photobrusselsfestival.com

Organiser votre venue :

https://www.visit.brussels/en

https://www.eurostar.com/fr-fr/train/paris-bruxelles

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