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Rahmouna Boutayeb, MO.CO. Montpellier « Être méditerranée » entre tradition et émancipation, pratiques féministes

Vue d’exposition “Être Méditerranée”, MO.CO. Panacée, 2024, photo : MO.CO./ Pauline Rosen-Cros

Plurielle, mouvante, tragique, insaisissable, la Méditerranée ne cesse de charrier dans notre imaginaire des images contradictoires. C’est tout l’objet de la démarche du MO.CO qui se penche sur ce mythe à travers un panorama d’une quarantaine d’œuvres de 22 artistes mis en résonnance par la commissaire Rahmouna Boutayeb au MO.CO. Panacée. Les grands récits, le patrimoine matériel et immatériel, la mémoire et sa transmission, les pratiques ancestrales réinterprétées comme des formes de résistance et d’émancipation sont autant de lectures possibles de cette narration qui adopte un parcours résolument fluide. La cuisine, dépositaire du geste et du regard, est ce liant qui se fait dans le catalogue sous une forme hybride et généreuse. Rahmouna revient sur la genèse de ce projet qui pourrait s’ouvrir à de nouvelles occurrences, ses partis pris curatoriaux et la place des pratiques féministes et leur potentiel libérateur entre modernité et tradition, art et artisanat. Elle a répondu à mes questions.

Marie de la Fresnaye. Quelle est la genèse de l’exposition ?

Rahmouna Boutayeb. Cela remonte à plusieurs années. Cette question de la méditerranée est un sujet qui me motive depuis longtemps. Le sujet est arrivé de manière assez informelle lors d’un échange au MO. CO. avec la direction autour des choix de programmation et du sens d’une exposition collective, quels sujets aborder aujourd’hui… Je faisais la remarque que la question de la Méditerranée était abordée dans les expositions depuis ces 30 ans dernières années de manière toujours négative et tragique par le prisme du drame. Si la Méditerranée porte les maux de l’humanité étant donné le contexte qui nous traverse avec la question des migrants omniprésente, je pointais aussi et en toute modestie qu’il serait bien également de célébrer cette Méditerranée. Ce qui impliquait de déplacer la focale, faire un pas de côté même si cette tragédie reste une question politique et sociale majeure, la Méditerranée ayant sans doute d’autres choses à dire. Cette idée a fait son chemin et l’on m’a proposé ce projet d’exposition. Je me suis alors fixé cet objectif autour d’une sélection d’artistes dont que je connaissais le travail pour plusieurs d’entre eux. 

Vue d’exposition “Être Méditerranée”, MO.CO. Panacée, 2024, photo : MO.CO./ Pauline Rosen-Cros

MdF. Quels ont été vos critères de sélection des artistes ?

RB. Je ne parlerai pas obligatoirement de critères. Comme je l’évoque dans le catalogue, si l’idée d’être né ou de vivre dans l’un des pays qui borde la Méditerranée traverse le parcours, la question de l’ailleurs est très présente, beaucoup d’artistes dans l’exposition ne vivant pas forcément dans l’un des pays concerné, certains d’entre eux étant issus de la diaspora, d’autres ayant dû fuir leur pays en conflit, si l’on songe aux Balkans dans les années 1990 ou plus récemment la Syrie ou le Liban dont la situation reste très préoccupante. Au-delà de cet ailleurs, ce qui rassemble ces artistes ce sont les pratiques artistiques et les esthétiques. J’ai orienté différents axes qui restent entremêlés autour des questions communes de transmission et de mémoire qu’elle soit individuelle ou collective. Ces axes sont l’archéologie et le patrimoine immatériel et matériel, liés à l’oralité qui est une tradition très présente dans le bassin méditerranéen. Une autre question commune est celle des savoirs-faires ancestraux qui ont traversé le temps, certains oubliés, les artistes contemporains se les réappropriant à travers des pratiques hybrides aux confins de l’artisanat et je ne fais pas la distinction entre art et artisanat. Tout reste poreux me semble-t-il et permet de dépasser la notion de l’utilitaire et d’ouvrir le champ des possibles. 

Pour revenir à la question de départ (rires) cela a été difficile de circonscrire ; j’ai dû aussi m’adapter à l’espace d’exposition du MO.CO. Panacée qui est de 900 m° et resserrer ainsi le propos. L’idée étant de trouver un bon équilibre pour que chaque artiste ait aussi sa place. Il s’agit en fait d’un premier chapitre d’une exposition qui peut se renouveler sans cesse.

MdF. Le parcours est volontiers fluide dans organisation d’ensemble, une volonté de votre part ? 

RB. Oui même si cela n’a pas été une volonté immédiate. La configuration du MO.CO. Panacée s’organise autour de 8 salles avec 2 salles plus grandes qui sont souvent utilisées comme espaces de dialogue ou de confrontation entre les œuvres. Nous avons aussi de plus petites salles dites satellites, plus intimistes qui permettaient de créer des espaces autonomes et des résonnances. Même si je partais de ces 3 axes communs qui restaient interconnectés, j’ai vite réalisé que je ne pouvais pas procéder par sections, cela ne fonctionnait pas. Lorsque je me suis retrouvée en période d’installation découvrant réellement certaines œuvres, j’ai décidé de ne pas me mettre de barrières ou de contraintes et certaines choses ont émergé. 

Si l’on prend par exemple la première salle du parcours qui regroupe essentiellement des artistes femmes, cela n’était pas prémédité au départ. J’ai laissé les œuvres m’échapper en quelque sorte pour qu’elles décident aussi elles-mêmes ! Cela s’est fait assez naturellement. Ces artistes femmes sont intergénérationnelles et elles partagent ces figures de la mythologie, du questionnement des traditions, de la sphère du domestique, du labeur également. Si l’on songe à la grande salle en fin de parcours et parmi les œuvres qui ont été produites pour l’exposition, cette porte de la Méditerranée d’Elias Kurdy était comme une sorte de colonne vertébrale de la salle, donnant le tempo aux autres œuvres. Étant assez monumentale et présente, il fallait trouver un équilibre pour déterminer le reste. 

Vue d’exposition “Être Méditerranée”, MO.CO. Panacée, 2024, photo : MO.CO./ Pauline Rosen-Cros

MdF. De la question du féminin et des formes d’émancipation 

RB. Les questions de la sororité, du domestique, sont déterminantes chez plusieurs artistes comme Elif Uras qui fait appel à des entrepreneuses dans la région de Iznik dépositaires de ce savoir-faire autour de la céramique, ce qui représente une prise de pouvoir par les femmes puisque sous l’Empire Ottoman c’était l’apanage des hommes. Sara Ouhaddou travaille avec des communautés d’artisans dans le grand sud Tunisien autour de techniques de tissage. Chiara Camoni revendique la collaboration autour de savoir-faire avec ces grands colliers de forme abstraites et immédiates qui renvoient à l’arte povera. Nelly Agassi pratique la broderie  qu’elle déplace dans l’espace public comme vecteur d’échange. Aysha E Arar questionne la tradition et le rôle imposé aux femmes dans des dessins peuplés de monstres et de chimères. 

Vue d’exposition “Être Méditerranée”, MO.CO. Panacée, 2024, photo : MO.CO./ Pauline Rosen-Cros

MdF. Le catalogue est accompagné d’un livre de recettes réel ou transposé : comment ont réagi les artistes ? 

RB. Je considère le catalogue comme faisant partie de l’exposition bien que ce soit un objet nomade. Si le catalogue est une mémoire et une archive, il convient de se poser la question de son rôle aujourd’hui et de ce qu’il devient après l’exposition. J’ai réalisé aussi qu’il ne touchait pas tous les publics. Or si l’on réfléchit aux notions de transmission autour de la Méditerranée, il se dégage quelque chose de commun autour de la cuisine, dans un sens premier et élargi. L’idée d’un catalogue hybride s’est peu à peu imposée, l’une des notions qui traverse l’exposition. La cuisine renvoie à la question de la pratique artistique qui se transmet par le geste, le faire, l’oralité, le regard. Dans la culture méditerranéenne et à la suite de mes échanges avec des personnes d’horizons divers, cette cuisine est celle de l’intuition ; chacun y va de son dosage… On apprend par le regard car enfant on a vu sa mère ou sa grand-mère faire. Cela relève du mimétisme, de l’appropriation et du mélange alors que la recette de base est la même. Cela m’a donné envie de proposer aux artistes de contribuer au catalogue en transmettant une recette. J’aime l’idée que le catalogue après l’exposition atterrisse non pas sur la table du salon mais dans le tiroir de la cuisine ! J’ai pu lors de mes échanges et rencontres entre Montpellier, Sète, Marseille et Paris où sont basés une partie des artistes, leur présenter ce projet qu’ils ont trouvé original même si certains ne cuisinant pas forcément, le curseur s’est vite déplacé. Par exemple Adrien Vescovi a pensé à sa recette autour du codage de ses pigments ou Andreas Angelidakis qui livre une vision plus sombre avec « recette pour un pays en déroute ». Une dimension poétique a aussi surgi avec la recette pour « un bon augure » d’Ali Cherri.

En parallèle j’ai reçu des recettes plus traditionnelles et typiques de certains territoires avec notamment Teresa Lanceta qui explique que dans la zone aride d’Alicante ces ragouts devaient d’être très nourrissants et à base de légumineuses. Les artistes se sont montrés très généreux dans leurs réponses. 

MdF. Quelle serait votre propre définition de la Méditerranée ?

RB. Question difficile car il y a de multiples définitions. A partir de mes nombreuses recherches, j’ai replongé dans le passionnant catalogue de l’exposition collective « Le milieu du monde » qui s’est tenue au Crac à Séte en 1993. Les commissaires Noëlle Tissier et Bernard Marcadé avaient imaginé que la mer méditerranée devenait une terre, solide. J’aime cette idée d’un tout et à la fois multiple, dans son propre paradoxe, le territoire étant mouvant, ne faisant qu’un par sa pluralité. Si je devais personnifier la Méditerranée elle serait hostile, insaisissable, rêveuse, passionnée, tolérante mais aussi courageuse et extravertie !

Liste des artistes : Nelly Agassi, Diana Al-Hadid, Andreas Angelidakis, Chiara Camoni, Ali Cherri, Aysha E Arar, Simone Fattal, Mounir Gouri, Nour Jaouda, Melike Kara, Elias Kurdy, Teresa Lanceta, Sanaa Mejjadi, Mladen Miljanović, Sara Ouhaddou, Adrian Paci, Zoë Paul, Aïcha Snoussi, TARWUK, Elif Uras, Adrien Vescovi, Marina Xenofontos.

Catalogue Silvana Editoriale, 28 euros (disponible à la librairie du MO.CO.)

A ne manquer également au MO.CO l’exposition dédiée à Kader Attia sous le commissariat de Numa Hambursin. Cette « Descente au paradis »titre choisi, réserve une véritable dramaturgie et un cheminement à rebours de la conception chrétienne où le bas est le lieu du maléfique, la réparation n’étant pas forcément là où on l’attend.

Infos pratiques :

« Être méditerranée »

MO.CO Panacée

Accès libre

« Descente au paradis » : Kader Attia

jusqu’au 22 septembre

https://www.moco.art/fr/exposition/etre-mediterranee