M|A|C, Mataró. Photo © Manifesta 15 Barcelona Metropolitana | Helena Roig
Des chiffres qui donnent le vertige : 92 participants, 12 villes, 16 sites, un budget de 9 millions d’euros, Manifesta 15 est l’édition la plus ambitieuse de l’histoire et c’est aussi la dernière proposée par Hedwig Figen, fondatrice et directrice, qui offre une sorte de synthèse de son ADN. Le surtourisme, l’urgence climatique, l’épuisement des ressources, l’exclusion sociale sont parmi les enjeux étudiés avec la Mairie de Barcelone selon le principe de la biennale itinérante de réagir à un contexte donné pour imaginer des voies alternatives de transformation à travers l’art. Le rôle joué par les femmes catalanes dans des dynamiques de résistance liées au passé textile est particulièrement mis en avant et réactivé par de nombreuses artistes. La cartographie pré-biennale dessinée dès l’été 2021 s’est opérée à partir de 3 zones géographiques stratégiques : le Delta de Llobregat, le fleuve Besos et la montagne de Collserola qui irriguent (au propre comme au figuré) les 3 thématiques générales /clusters : Balancing conflcts, cure and care, imagining futures.
Abordons la suite de Cure and care, soit la capacité curative de l’art dans la ville de Terrassa.
A Terrassa, la Sede de Egara est un complexe archéologique unique regroupant la cathédrale de Santa Maria et les églises de Sant Miquel et Sant Pere. Une grand douceur se dégage de ce lieu. Avec Isaziso 1996, Buhlebezwe Siwani propose l’une des œuvres les plus puissantes en lien avec la mémoire de cette église abritant un ancien baptistère Wisigoth. A partir de l’usage qu’elle faisait enfant d’un savon vert bon marché pour laver son corps considéré comme « impur », elle conçoit une sculpture à partir d’une photographie de sa mère et de sa grand-mère trouvée dans le numéro inaugural du magazine Elle sud-africain où elle s’intègre avec son enfant, elle convoque les cycles de l’existence. En dialogue les sculptures de Seyni Awa Camara qui convoque les esprits de la forêt et la présence des ancêtres ou les films d’Ana Mendieta à partir des parois des grottes de Jaruco participent d’une même entreprise de réconciliation avec la nature. Sabadell, surnommée la « Manchester catalane » est emblématique de la révolution industrielle avec notamment l’usine « Vapor Buxeda Vell » qui fonctionnait avec sa propre machine à vapeur. L’artiste néerlandaise Tanja Smeets qui apparait également à la Sede de Egara, propose Blooming Surface, recréant les multiples strates d’histoires et de récit du site industriel à partir de chutes de tissus et d’autres résidus collectés dessinant des environnements rhizomiques du sol au plafond.
Dernière étape à Granollers, lieu de mémoire de la Guerre Civile à la Porxada (le porche), place principale de la vieille ville visée par les bombardements meurtriers de l’armée mussolinienne, où l’artiste français Félix Blume propose l’installation Essaim, qui recréé le son d’abeilles lors de la pollinisation, un dispositif sonore immersif pour signaler les menaces qui pèsent sur cet écosystème. Le collectif italien MASBEDO dans un ancien abri antiaérien avec Ghost soldier nous place dans un contexte anxiogène entre archives de films de guerre et bruits de bombardements. Dans l’élégant musée des Sciences Naturelles, l’artiste Eva Chettle parsème des artefacts au sein même des collections à partir de créatures hybrides résultant de collectes de graines, coquillages, racines..tout un bestiaire qu’elle transforme en des « chimères ». Dans le jardin se trouve une autre vidéo de Jonathas de Andrade (Br) le « nœud de la gorge » qui part des interactions de certains employés d’un zoo privé au Brésil avec des serpents, suscitant un certain malaise chez le spectateur.
When women strike the world stops,2020 © Claire Fontaine. Photo © Manifesta 15 Barcelona Metropolitana / Ivan Erofeev
La trilogie se ferme sur « Imaginer les futurs » avec l’emblème de cette biennale, surnommée la Sagrada Familia de l’électricité : las Tres Chimeneas. C’est à partir d’une manifestation historique de plus de 1000 femmes en 1966 que fut construite cette centrale thermique qui fait partie intégrante du paysage barcelonais et de nombreuses histoires, un monument qui a échappé à la destruction et est ouvert pour la première fois au public. Son devenir est au cœur de plusieurs problématiques de transformations urbaines et sociales de la ville de San Adria de Besos en lien avec la mer. Formidable terrain de jeu pour la quinzaine d’artistes réunis cette cathédrale de l’industrie, certaines œuvres sont situées à l’extérieur comme la bannière de Jeremy Deller « Parle à la terre et Elle te répondra » inspirée de la Bible qui dès l’entrée sur le site nous invite à adopter un autre dialogue avec la planète. Niels Albers à partir de schémas migratoires de 250 espèces d’oiseaux traduits en une structure en bois incurvé en forme de triangles, insiste sur l’impact du changement climatique sur ces espères. CHOI + SHINE est une œuvre participative du duo Jin Choi & Thomas Shine en hommage aux luttes des femmes pour améliorer leurs conditions de travail et au patrimoine textile et halieutique de Barcelone. Reproduisant un squelette d’oursin à grande échelle, URCHINS a été conçu par 120 habitant.es dans une célébration des richesses de la mer.
Prehension, 2024 ©Asad Raza. Photo© Manifesta 15 Barcelona Metropolitana / Ivan Erofeev
A l’intérieur de la fabrique s’emparant du denier étage, l’artiste américain Asad Raza signe une œuvre d’une grande simplicité et rigueur formelle à partir de grandes tentures blanches qui oscillent sous l’action du vent méditerranéen le Sirocco, dans un équilibre en perpétuelle recomposition. Une danse du tremblement inspirée du poète Edouard Glissant à la jonction de plusieurs récits, écosystèmes, défis, magistralement connectée avec ces futurs à imaginer. Le collectif féministe Claire Fontaine avec le néon – Where women strike the world stops – s’inscrit dans le rôle joué par les femmes qui, bien que ne représentant qu’1% de la main d’œuvre des Trois Cheminées, a obtenu des avancées majeures dans les conditions de travail et la diminution de la pollution.
L’on remarque également l’installation de l’artiste angolais Kiluanji Kia Henda, The Frankenstein Tree, sur la capacité exceptionnelle de résilience de la nature face à des évènements traumatiques. L’œuvre prolonge la série photographique The Restless Landscape, route nationale victime de combats lors de la guerre civile de son pays. Transposée au contexte catalan à partir de restes d’arbres brûlés lors des incendies de la zone El Pont de Vilomara (2022-23), l’installation bricolée a des allures un peu spectrales et crépusculaires. A partir du passif de pollution de l’air et de l’eau que représente une telle usine, l’artiste portugais Carlos Bunga imagine « La irrupción de lo impredecible » vaste peinture jaune dont la lumière vient du sol et de cocons suspendus au plafond. Un message agissant aux confins de la nature performative de la matière. L’artiste écossaise Nnema Kalu avec ses sphères colorées faites de papier et de textiles emballés dans du ruban adhésif, du plastique, des cassettes VHS…rejouent différentes formes et échelles de son corps. L’artiste français Ugo Schiavi reprend le principe de l’installation extensive de la Biennale de Lyon avec des plantes contaminées des environs de la centrale qui couplées à la machine, donnent naissance à des espèces mutantes. L’artiste britannique Alexandra Daisy Ginsberg avec le vitrail représentant le le plus vieux fossile végétal du monde, le Proterocladus antiquus dont les ombres projetées au sol suivent la trajectoire du soleil. Une énergie naturelle. L’artiste franco-suisse Julian Charrière avec le film Controlled Burn dessine une vision dystopique de la quête mortifère d’énergies et de ressources dans la caisse de résonance des Trois Cheminées. Enfin l’artiste germano-portugaise Maja Escher qui travaille autour des enjeux liés à l’eau propose un environnement de tissus teints avec de la boue et recouverts de slogans militants intitulé Submerso / percolação das águas. Comme si les voix de l’eau se mettaient à parler.
Les futurs se dessinent aussi à Santa Coloma de Gramenet à la CIBA, centre conçu par et pour les femmes de la ville. L’artiste Chiara Camoni qui a été exposée au Capc Bordeaux par Alice Motard se nourrit de références éco-féministes et de pratiques vernaculaires et ancestrales. Des formes collaboratives avec des proches surgissent souvent de manière impromptue. Sororité et lâcher prise, transmission sont au cœur de sa pratique. Chiara a également une œuvre exposée à la Casa Gomis.
Dernière étape et non des moindres dans l’ancienne prison de Mataro, premier centre pénitentiaire en Espagne à adopter un modèle panoptique, ce dont s’inspire d’ailleurs l’artiste catalan Domènec pour le projet A Century of European Architecture. Avec l’émergence du camp de concentration au XIXème siècle et son développement sans précèdent dans les sociétés modernes selon des dysfonctionnements qu’il pointe. La mémoire première du lieu transformé en centre d’art le M|A|C, ne doit pas être oubliée. Eva Fabregas, artiste catalane découverte par les français lors de la Biennale de Lyon avec ses sculptures qui parasitent les fissures de l’ancienne prison exsudent (titre de l’œuvre) la mémoire souillée des lieux. La video de l’artiste péruvienne Maya Watanabe se concentre sur un charnier et ses fragments qui décontextualisés renvoient à la mémoire manquante de très nombreuses personnes privées de funérailles. L’artiste Priyageetha Dia, visible à la Biennale de Venise (Bangkok Art Biennale) examine les transferts de population entre l’Inde et la Malaisie sous la domination coloniale britannique. Elle fait le lien avec les nouvelles formes d’exploitation technologiques mondialisées.
La grande inconnue reste de savoir comment le public sera capable de relier les différents sites, les transports publics ne pouvant couvrir un tel territoire, restent le scooter, vélo ou voiture, solution peu écologique. Différents circuits sont proposés sur 3 jours : patrimoine historique, architecture industrielle, art contemporain (détails ici).
Infos pratiques :
- du 8 septembre au 24 novembre 2024, soit 80 jours
- Weekend de clôture : 23 et 24 novembre 2024
- Tarifs : Manifesta 15 aura un prix d’entrée forfaitaire de 15 euros, valable pour toute la durée de la biennale dans les trois principaux lieux d’exposition : Casa Gomis, le Monastère de Sant Cugat et les Trois Cheminées. L’entrée dans tous les autres lieux est gratuite.
- 4 lieux sont ouverts au public pour la première fois, grâce à Manifesta 15 : Les Trois Cheminées, Casa Gomis, Gustavo Gili et La Caldereria.
Programmes complémentaires :
Manifesta 15+: un programme additionnel organisé par chaque commune amplifiera l’offre culturelle dans la métropole pour les publics locaux pendant la durée de la biennale. The programme a été pensé et mis en œuvre par les Représentant·e·s artistiques des villes métropolitaines.
Focus Weeks : un programme complémentaire de Manifesta qui met en lumière pendant une semaine l’une des villes métropolitaine de Manifesta 15 for a week.
Manifesta 15 Barcelona a pour objectif 200 000 visiteurs individuels.
https://www.manifesta15.org/participants
Egalement en ville :
Macba, nouvelle présentation de la collection et expositions de Jordi Colomer et de la pionnière féministe Mari Chordà.
https://www.macba.cat/en/exhibitions/macba-collection-prelude-poetic-intention/
CCCB : Suburbia, Building The American Dream