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Annabelle Ténèze, Les Abattoirs, Musée Frac Occitanie Toulouse : Liliana Porter, Tabita Rezaire, art et espace public

Liliana Porter, Red Sand, 2018, installation (sable coloré, figurine sur une base en bois blanc) ©Liliana Porter ©photo : courtesy Studio Liliana Porter et Galerie Mor Charpentier, Paris

Après le record de fréquentation autour de l’exposition Niki de Saint Phalle, Annabelle Tenèze, directrice des Abattoirs, propose pour le printemps-été 2023 une nouvelle exploration de deux artistes femmes engagées : Liliana Porter (née en Argentine en 1941, résidant à New-York depuis 1964) et Tabita Rezaire (née en 1989 à Paris, vit et travaille en Guyanne) artiste-guérisseuse. Deux artistes de génération différente bénéficiant d’une visibilité internationale et dont c’est la première exposition en France. Une installation spéciale a été proposée à Liliana Porter pour la Nef des Abattoirs comme nous le détaille Annabelle Ténèze. Elle revient également sur l’exposition La Suite de l’histoire dont elle a assuré le commissariat à la demande du Louvre et de la foire Paris Plus par Art Basel dans le Jardin des Tuileries qui rejoint les recherches qu’elle mène autour de l’espace public en tant qu’espace commun à partager.

Annabelle Ténèze a répondu à mes questions.

Annabelle-Ténèze-©Boris-ConteLesAbatoirs.

Liliana Porter : à quand remonte votre découverte de l’artiste et quel a été le point de départ de l’exposition ?

Initialement nous voulions acquérir des œuvres de l’artiste étant donné le prisme latino-américain de la collection des Abattoirs et du fait de la diversité de son travail et son engagement. Nous avons fait entrer ainsi une œuvre des années 1970 ainsi qu’une œuvre plus récente pour avoir un ensemble représentatif. Au fur et à mesure, il nous est apparu clairement que sa démarche méritait également une exposition. J’ai rencontré l’artiste en 2017 à l’occasion de sa participation à la Biennale de Venise organisée par Christine Macel aux côtés de mon amie aujourd’hui disparue l’artiste Carolee Schneemann, Lion d’or cette année-là.

Comment le parcours est-il pensé ?

Notre idée était de mettre en avant la diversité et la dimension de l’œuvre d’une artiste dont on pourrait presque dire qu’elle a eu plusieurs vies. L’exposition est chronologique et débute autour d’un aspect moins connu et que les historiens américains redécouvrent aussi : le New York Graphic Workshop, atelier de gravure collectif d’artistes latino-américains, actif de 1964 à 1970, dans les mêmes années que le Pop Art, avec une même réflexion sur la capacité des techniques de reproduction à modifier l’œuvre d’art en la rendant plus accessible, tout en poursuivant différemment l’héritage de la gravure et de l’affiche politique en Amérique du Sud.

Nous consacrons également une partie autour de son art engagé et notamment la Contre-Biennale à la Biennale de Sao Paolo qui se tient en 1971 dans le Brésil post-coup d’état, les œuvres performatives liées à l’humour, ainsi qu’un grand ensemble d’œuvres entre la fin des années 1960 et le début des années 1970 entre photographies de corps et dessins murauux (que j’avais vues dans le cadre de l’exposition “Radical Women : Latin American Art” au Brooklyn Museum à New York), qui participent d’une alternative à une généalogie classique de l’art conceptuel et minimal. D’autres voix que l’on redécouvre aujourd’hui en dehors d’un art exclusivement américain et masculin.

Enfin est évoquée la période de la fin des années 1990 à aujourd’hui autour des recherches de Liliana Porter sur des figurines et petits personnages issus du folklore populaire qu’elle met en scène et qu’on avait pu voir notamment à la Biennale de Venise dans une grande installation, Man with the Axe.

Même si cette période est très différente des précédentes, nous pouvons tisser des liens autour de l’illusion, le sens des images, une certaine histoire du surréalisme, l’influence de Magritte et le sens des mots et des images par le biais des jeux d’échelle. Ses saynètes se déclinent aussi bien en sculptures, peintures que vidéo.

Liliana Porter, Forty Years (Self portrait with square, 1973), 2013, installation, impression chromogène, 35,5 x 28,5 cm ©Liliana Porter ©courtesy Galeria Espacio Mínimo, Madrid (Espagne).

L’installation pour la Nef des Abattoirs

Produite spécialement pour l’exposition, l’installation To Sweep est pensée par l’artiste en regard de l’architecture monumentale du bâtiment. Du haut de ses 84 ans, l’artiste reste très active et présente avec nous. J’avais cette idée qui me tient à cœur de montrer un parcours d’artiste qui ne cesse de continuer d’évoluer.

Tabita Rezaire : genèse du projet

J’ai découvert son travail en 2016 et j’avais présenté l’un de ses films (Premium Connect, 2017), lors d’une rencontre associée au vernissage de l’exposition Suspended Animation. A corps perdu dans l’espace numérique aux Abattoirs autour de ce qui représentait à l’époque un véritable phénomène : le post-internet. A présent, nous sommes complètement entrés dans cette ère où numérique et vie sont intimement liés pour beaucoup d’entre nous. Ce qui m’apparaissait original chez elle était le lien qu’elle opérait entre post-internet et “néocolonialisme technologique”, selon son expression, avec une grande dose d’humour, ce qui n’était pas si fréquent et le recours à la performance dans la vidéo. Elle incarnait ainsi une voie très personnelle autour de ces enjeux avec un travail qui n’a cessé d’évoluer depuis. Elle mène aussi toute une réflexion sur l’identité même de l’artiste et sa vocation. Elle cultive le cacao, pratique le yoga, a créé une ferme, sans aucune catégorisation et avec une pratique artistique dépassant largement le cadre de l’exposition.

De même que pour Liliana Porter nous avons d’abord acquis l’une de ses œuvres en réalisant qu’il était évident de vouloir aller plus loin car si en général on organise des expositions puis l’on achète des œuvres, parfois c’est l’inverse qui se produit. L’acquisition d’une œuvre devient une porte d’entrée vers le cœur du travail de l’artiste et le début d’un dialogue.

Tabita Rezaire, Mamelles Ancestrales, Den Frie Udstilling, 2019, photographie par David Stjernholm. Courtesy de l’artiste et de Goodman Gallery

L’organisation du parcours

Nous avons avec l’artiste choisi de nous concentrer sur trois grandes installations immersives réalisées entre 2017 et 2022 autour de sa réflexion sur les savoirs ancestraux et éléments naturels. Peut-on arriver à une forme de coexistence et de conciliation des savoirs qu’ils soient technologiques ou ancestraux ?  Chacune des installations est comme un portail vers un élément naturel. C Nous avons les pierres sous forme de mégalithes, les plantes et la terre dans l’oeuvre Ikum, puis l’eau.

Si l’on part de l’œuvre la plus ancienne, un papier peint numérique de grand format, Dilo, dans lequel l’artiste apparait sous la forme de son avatar digital, une sirène 2.0 ou 3.0, pour questionner les routes de l’eau et du web qui sont les mêmes par le biais des câbles sous-marins. Des chemins qui d’ailleurs reprennent souvent les anciennes routes des conquêtes coloniales. L’artiste souligne dès lors les nouvelles invisibilités générées par l’internet au profit de modèles dominants, ce qui est contraire à sa vocation première de partage universel de connaissances. L’artiste nous embarque dans une multitude de récits transmis par l’eau à travers la vidéo Deep Down Tidal quiquestionne aussi nos propres responsabilités vis-à-vis de la nature.

A l’image de ses multiples identités d’artiste-guérisseur, l’artiste propose d’autres scénarios d’être-au-monde, comme avec son récent projet dans la forêt amazonienne de Guyane, le site d’AMAKABA imaginé comme un espace pluriel autour de ces différentes connexions possibles.

L’œuvre la plus récente qui fait le lien entre l’eau et les pierres est un temple Ikum, une sculpture à traverser et à expérimenter sur le même principe que celui imaginé pour l’exposition « Réclamer la terre » au Palais de Tokyo, dans une version réactivée de celle pensée pour la Serpentine Gallery à londrès cet été. Sa structure de bois est recouverte de tissus et de plantes choisies pour leurs vertus médicinales qui vont sécher au fur et à mesure de l’exposition. L’odeur sera différente et une musique telle un paysage sonore incite à la contemplation des visiteurs. Le plan du temple est inspiré de l’anatomie des fourmis et de l’idée de la dispersion des graines, une réflexion sur le cycle de la vie, des plantes et des sols. Le cycle de l’humain, de l’histoire, de la nature irrigue chacune des installations mais sous des temporalités et formes très différentes.

L’œuvre qui ouvre le parcours intitulée Mamelles ancestrales (2019) évoque des mégalithes, pierres ancestrales et monumentales érigées et assemblées en cercles entre le IIIe av. J.-C. et le XVIe siècle entre le Sénégal et la Gambie. Des témoignages d’une culture dont les savoirs ont disparu au fur et à mesure de l’histoire et de la période coloniale. Au centre de ces pierres est projetée une vidéo où l’artiste interroge des archéologues, des astronomes, des gardiens des sites, des chamans, dans l’idée d’un dialogue entre des savoirs souvent perçus comme antagonistes : sciences, traditions, religions …

Dans une démarche de préservation écologique les pierres ont été collectées dans une carrière de l’Aveyron. De même pour les plantes qui seront distribuées à la fin de l’exposition, les tissus du temple vont repartir sur le site d’AMAKABA, selon le principe que l’œuvre n’est pas que l’incarnation d’une idée, elle rentre aussi dans un cycle de vie.

Marcella Ruiz Cruz, Tabita Rezaire, photographie, courtesy de l’artiste et de Goodman Gallery

Les publications prévues

Tabita Rezaire vient d’avoir une première monographie en français et anglais l’année dernière et pour Liliana Porter, nous sommes en cours de finalisation d’un projet sous forme papier ou numérique.

Quels sont les points de convergence possibles entre les deux artistes ?

D’une part la notion de collectif si l’on songe au site d’AMAKABA pour Tabita Rézaire et son travail en duo notamment autour du temple avec l’artiste et architecte Youssef Agbo-Ola. Elle travaille régulièrement en duo, tout comme Liliana Porter a beaucoup travaillé en collectif ou soutenu d’autres artistes comme Alicia Mihai Gazcue.

Elles partagent une part d’humanité car lorsque l’on regarde les petits personnages de Liliana ce sont parfois des balayeuses ou d’autres personnes du monde ouvrier souvent invisibilisées du monde de l’art.

Qu’est ce qui explique selon vous le record de visiteurs autour de l’exposition Niki de Saint Phalle ?

En premier lieu l’artiste, également le nombre d’œuvres rassemblées (200) et la scénographie très aboutie. Nous avons présenté aussi bien l’immense Loch Ness et les grands totems que les pins ou les bijoux dans une volonté de montrer sa capacité à investir des échelles et des techniques aussi différentes. La présence de l’artiste était assez forte également à travers les photos, les archives, sa parole, soulignant sa liberté et son engagement. Une liberté qui passait par la conception de mobilier d’artiste, la création d’un parfum pour que chacun et chacune puisse avoir un objet d’art mais pour financer le grand chantier Jardin des Tarots et rester indépendante, soit une sorte de rêve. Pour résumer l’exposition passait du rire aux larmes avec beaucoup de couleurs, mais aussi la question de son engagement autour des malades du Sida, de la représentation noire ayant elle-même dans les années 1990un arrière-petit-fils métis, de la maladie, de la représentation du corps féminin mais aussi de la manière dont elle révèle en 1994 l’inceste qu’elle a subi, mais toujours selon ses propres mots. Comment l’artiste a fait de son histoire intime un usage public et politique, au service de la résilience, de la joie et des autres. Comment elle sait se mettre en scène à travers ses robes qui ne sont pas des accessoires mais un choix d’affirmation. Tout est lié entre affirmation de soi, vie et art chez Niki. Sa personnalité a beaucoup touché les visiteurs, doublée d’une sculptrice incroyable. La palette de couleurs ne suffit pas à la définir : elle va utiliser des galets, de la céramique, des miroirs, des paillettes, comme si elle démultipliait non seulement les techniques mais les prismes des couleurs. Elle arrive à une véritable simplicité à partir d’une technicité hors pair.

Commissaire de La Suite de l’histoire pour le Louvre et Paris plus par Art Basel : quel bilan faîtes-vous de cette expérience ? A poursuivre… ?

Cela me permet une transition parfaite autour de Niki de Saint Phalle avec cette œuvre que nous ne pouvions pas exposer aux Abattoirs, mais qui pouvait être exposé aux Tuileries, le Grand Obélisque de Niki de Saint Phalle. Niki de Saint Phalle qui parlait de partager le pouvoir de pouvoir produire de l’art dans l’espace public, et le travail que je mène avec l’équipe des Abattoirs autour du Canal du Midi avec le programme d’itinérance artistique “horizons d’eaux”, ou encore mes échanges et projets avec l’artiste Joël Andrianomearisoa depuis quelques années, m’ont conduit à une réflexion sur la notion d’espace public au sens large et plus précisément, je préfère parler d’espace commun, que l’on partage tous ensemble, qui peut être aussi bien le jardin de sculptures, un pins, le bijou pour Niki de Saint Phalle et le promener avec nous, ou comment on peut amener de l’art dans un restaurant, un magasin, dans un château, sur une péniche avec Joël Andrianomearisoa …Chacun des projets auquel j’ai eu la chance de participer m’apporte une réponse différente autour de cette notion d’espace commun et comment grâce aux artistes, on le regarde autrement et surtout on vit ensemble différemment.

Le Jardin des Tuileries en tant qu’espace commun présentait un large potentiel. Un lieu construit sur des strates d’histoire, symbole de pouvoir encore jusqu’à aujourd’hui. Un lieu fréquenté par les touristes mais aussi les promeneurs réguliers. Un lieu urbain pourtant investi et habité par les animaux et les plantes. Autant de dimensions que je souhaitais explorer avec les 18 artistes sélectionnés, ainsi que Thaddeus Mosleu au Musée Delacroix, d’où le choix de ce titre La suite de l’histoire, pour la poursuivre, la révéler, voir la transformer avec des artistes comme Roméo Mivekannin qui relisait les Noces de Cana autour de la figure noire oubliée, les plantes qui nous parlent avec Otobong Nkanga ou Ugo Schiavi autour de la notion terriblement réductrice de mauvaise herbe ou le pavillon d’Odile Decq. La question de la présence dans l’espace public habite aussi l’Obélisque bleu de Niki de Saint Phalle, un monument alternatif qui donne du pouvoir et de la visibilité à ceux qui ne l’ont pas ; en l’occurrence les malades du Sida. On jouait aussi sur des œuvres horizontales : et si on couchait les obélisques ?  Il était important de mettre en avant dans ce sens l’œuvre de l’artiste argentine Graciela Seco : ses affichages photographiques de bouches ouvertes prêtes à s’exprimer, sans qu’on veuille les entendre, sont le signe d’une manière différente d’être présents dans l’espace public.

Infos pratiques :

Liliana Porter, le jeu de la réalité.

Des années 1960 à aujourd’hui

Tabita Rezaire.

Fusion élémen.terre

Du 7 avril au 27 août 2023

Tarifs

Plein tarif : 9,00 €

Tarif réduit : 6,00 €

Les Abattoirs, Musée – Frac Occitanie Toulouse Musée d’art moderne et contemporain

Fonds régional d’art contemporain

76 allées Charles de Fitte, Toulouse

https://www.lesabattoirs.org/

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