Thomas Demand,Daily #22, 2014 Framed dye transfer print 62,9 x 49,5 cm
Dans un monde envahi par les « fake news », le grand photographe allemand Thomas Demand interroge la véracité des images. Il utilise une technique bien particulière : à partir d’images sources des maquettes grand -format en papier hyperréalistes d’intérieurs ou de paysage à l’échelle réelle où la figure humaine est toujours absente afin de gommer toute dérive narrative. Maquettes qu’il détruit ensuite, la photographie jouant alors pleinement son rôle. Derrière la prétendue banalité se cache des indices que le regardeur peut rattacher à l’histoire collective par le biais de mises en abymes spectaculaires où les papiers peints ajoutent une dimension immersive. C’est toute la force de la rétrospective du Jeu de Paume sous le commissariat de Douglas Fogle (Hammer Museum, Los Angeles). Un évènement que l’on doit à Quentin Bajac, directeur, qui réunit l’ensemble et la diversité de son parcours à travers 70 œuvres majeures, ce qui n’avait pas encore été proposé avec une telle amplitude.
Dès le début de parcours, non chronologie, le chapitre « Histoires inquiétantes » s’ouvre sur Control Room soit la salle de commande de la centrale nucléaire de Fukushima très impactée par le tsunami de 2011. Un contexte qui n’apparait pas de prime abord parmi la théâtralisation de la puissance technologique rehaussée d’un papier-peint reproduisant des casiers en entreprise, même si à y regarder de plus près des morceaux de plafond pendent dans un décor déserté de ses scientifiques. De même avec le bureau de vote où furent recomptés les bulletins de l’élection de Trump trop parfaitement rangé qu’il en devient suspect (Poll).
Dans la série Refuge la chambre d’hôtel quasi clinique occupée par le lanceur d’alerte Edward Snowden après sa fuite de Russie. Des éléments toujours à la marge de grands évènements mais qui deviennent des détonateurs. Avec le chapitre suivant « Les mystères de la vie quotidienne » on reprend sa respiration avec les Dailies de taille plus petite imprimées sur Diasec, des moments anodins mais teintés d’humour et d’absurde : laisse de chien arrimée à un lampadaire sans les protagonistes, gros nœud rouge accroché à une barrière comme le vestige d’une fête, pot de glace abandonné sur le rebord d’un édifice urbain avec sa cuillère en plastique rose.
Un point de bascule s’opère avec le film d’animation Pacific Sun -section Des images en mouvement – où l’artiste est parti d’un épisode de violente tempête tropicale vécu par un navire de croisière. Dans ce qui ressemble à un lobby ultra secure, tout se met brusquement à valser : les écrans d’ordinateurs, las tables, les chaises sous le roulis des vagues. Très impressionnant d’autant qu’il faut rentrer dans une petite cabine pour visionner le tout. Thomas Demand est fasciné par le chaos, la catastrophe précise Quentin Bajac. Petite incursion dans le monde de la mode avec les maquettes préparatoires en papier du styliste Azzedine Alaïa dont la radicalité rejoint les projections des grands architectes ayant aussi recours au papier, la maquette devenant un langage universel comme le souligne l’artiste.
Sur fond de papier-peint vert imitant un rideau de théâtre, surgit une incroyable grotte plus vraie que nature qui a dû demander des heures et des heures de travail à l’artiste. Comme un tableau vivant éclairé de l’intérieur avec ses stalagmites. Puis il faut se placer sur le promontoire pour mieux mesurer le très grand papier peint du hall Hanami qui reproduit des cerisiers en pleine floraison, une brève et éclatante leçon de beauté, selon le principe japonais d’honorer un bonheur fugitif. L’éphémère est une notion clé dans son œuvre. Face au jardin des Tuileries c’est aussi une invitation à faire entrer la nature dans l’exposition.
La dernière salle regarde du côté des Nymphéas et de l’Orangerie tout proche avec ce qui ressemble à l’étang de Giverny, ces myriades de fleurs de papier, tandis que Matisse est convoqué à travers ses petits papiers de couleur découpés et laissés au sol.
Sculpteur, architecte, photographe, décorateur ? Thomas Demand en homme orchestre virtuose, traverse tous ses rôles nous plongeant dans un monde en perpétuel questionnement.
Itinérance de l’exposition :
UCCA Edge, Shanghai (8 juillet – 4 septembre 2022), Jeu de Paume, Paris (14 février – 28 mai 2023), Musée d’Israël, Jérusalem (1er août 2023 – 1er janvier 2024), Museum of Fine Arts, Houston (16 juin – 15 septembre 2024), Taipei Fine Arts Museum, Taipei (30 novembre 2024 – 9 mars 2025).
Catalogue co-édition Jeu de Paume /Mack Books 55 €, disponible à la Librairie du Jeu de Paume
Jusqu’au 31 mars, le Jeu de Paume présente, en partenariat avec SNCF – Gares & Connexions, une exposition des Dailies de Thomas Demand sur le parvis de la gare de Lyon à Paris.
En parallèle la Fondation Azzedine Alaïa expose dans la galerie attenante au Studio d’Azzedine Alaïa une série de photographies de Thomas Demand tirée d’un travail réalisé en 2018 et 2019 sur les patrons préparatoires d’Azzedine Alaïa.
Infos pratiques :
Thomas Demand
Le bégaiement de l’histoire
Jusqu’au 28 mai