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Interview Anne Bonnin, Frac MÉCA Saison France-Portugal

Vues de « Les Péninsules démarrées », exposition du 16 septembre 2022 au 26 février 2023 au Frac Nouvelle-Aquitaine MÉCA, dans le cadre de la Saison France-Portugal 2022. Crédit photo : Aurélien Mole

Si nombre d’artistes portugais comme Vieira da Silva, Helena Almeida ou Paula Rego sont internationalement connues, notamment en France, d’autres, nombreuses et nombreux, restent encore à découvrir. C’est l’une des ambitions que s’est fixée Anne Bonnin, commissaire invitée par la directrice du Frac MÉCA, Claire Jacquet à réaliser une exposition dans le cadre de la Saison France Portugal. Sous le titre énigmatique « Les Péninsules Démarrées », Anne Bonnin a conçu un panorama artistique divers et éclaté en plusieurs constellations thématiques ou historiques, tout en tissant des relations d’affinités entre des générations d’artistes actifs avant et après la Révolution des Œillets. « Les Péninsules démarrées » s’offrent comme une traversée de l’art libre des années 1960 à aujourd’hui.

L’exposition présente des artistes des années 1960 et 1970 qui, mus par un désir d’avant-garde et d’émancipation à l’égard d’une société conservatrice, résistent avec les moyens de l’art à la dictature salazariste et à la censure. Comme en témoigne l’exposition, les femmes s’affranchissaient, dans leur art, d’une société oppressive. Dans cet entretien, Anne Bonnin s’exprime sur son projet et ce qui a guidé ses choix d’artistes, elle revient sur le contexte artistique et politique dans le Portugal des années 1960 et 1970. Plusieurs thèmes traversent l’exposition : le rapport entre littérature et arts visuels, le langage comme matériau, le quotidien et l’intime, le corps et ses métamorphoses, l’autoreprésentation, la question coloniale, en donnant libre cours à des expérimentations variées, des années 1960 à aujourd’hui. Elle a répondu à mes questions.

Genèse du projet

Je portais ce projet depuis un long moment. Il se situe dans la continuité de mon travail et de mon exposition de Lourdes Castro en 2019 au Mrac Occitanie, dirigé alors par Sandra Patron. Cette rétrospective de Lourdes Castro, active des années 1960 aux années 80, en France, en Europe, en Amérique du Nord ou du Sud, fut une découverte, une révélation, pour le milieu de l’art également. Au Frac MÉCA, j’ai fait le choix de montrer des artistes de différentes générations, souhaitant faire découvrir une histoire méconnue et des artistes formidables, connus au Portugal mais que l’on ne connaît pourtant guère en dehors de leur pays.

Vues de « Les Péninsules démarrées », exposition du 16 septembre 2022 au 26 février 2023 au Frac Nouvelle-Aquitaine MÉCA, dans le cadre de la Saison France-Portugal 2022. Crédit photo : Aurélien Mole

Le choix du titre

Le titre extrait du Bateau ivre d’Arthur Rimbaud permet d’évoquer concrètement la situation géographique et maritime du Portugal, déterminante pour son histoire, tout en s’affranchissant d’une référence qui enferme le pays dans un récit mythique. Cette très belle formule exprime l’action et le mouvement de larguer les amarres, dont il saisit l’élan : il rappelle l’histoire maritime et l’expansion coloniale du Portugal, tout en se libérant d’un particularisme.

Quelle est votre vision de cette histoire de l’art portugais ?

Je n’ai pas adopté de vision strictement historique, n’étant d’ailleurs pas une spécialiste de l’art contemporain portugais. Ce sont les découvertes que j’ai faites à l’occasion de mes voyages au Portugal, mes rencontres et discussions avec les artistes et curators qui m’ont essentiellement nourrie et guidée. J’ai conçu ce projet comme une conversation entre générations, entre des artistes vivants et leurs aînés, qu’ils ont connus ou qu’ils ont eu comme enseignants, je n’ai pas adopté un angle historique comme dans l’exposition Modernités Portugaises que j’ai conçue et commissariée à la Maison Caillebotte à Yerres. L’idée est de mettre au jour les soubassements d’un art contemporain au Portugal, de mettre en perspective le présent avec le passé et inversement. L’accrochage qui mélange les artistes inclut aussi des mini-monographies.

L’organisation du parcours

Des lignes de force construisent le parcours : le rapport à la littérature ; la poésie comme expérience linguistique et visuelle mais aussi éthique et politique, chez les artistes Salette Tavares, Ana Hatherly ou E. M. de Melo e Castro ; le monde des petites choses, à travers, par exemple, la relation étroite au quotidien qu’entretiennent les artistes telles qu’Anna Jotta, Amanda Duarte, Lourdes Castro, entre autres ; le corps et ses métamorphoses avec Paula Rego, Helena Almeida liées au quotidien, ou l’image comme énigme, avec  Bruno Pacheco, Jorge Queiroz, Isabel Carvalho, Francisco Tropa, Von Calhau. Les thématiques ne sont pas illustrées, elles traversent l’exposition : ainsi, par exemple, les lignes tracées et cousues de fil d’Almeida, les scènes de Rego, les Ombres portées de Lourdes Castro, les répliques en bronze de cagettes de Francisco Tropa (Scripta), les œuvres d’Ana Jotta, même ses abstractions trouvées (Amor Vacui), la peinture de Bertholo, les dessins de Gaëtan, les chapeaux démontés de Duarte, les sculptures d’Antunes, d’Ana Santos et de Belén Uriel évoquent la vie quotidienne voire domestique.

Les femmes sont nombreuses dans ce panorama, elles s’inscrivent très tôt dans les mouvements d’avant-garde et manifestent une volonté d’émancipation. Peut-on parler pour autant de féminisme ?

Les cas sont divers. Toutes ces artistes s’émancipent assurément des conventions sociales et artistiques, certaines le disent, l’affirment, comme Paula Rego ou Helena Almeida, d’autres non, comme Lourdes Castro et Ana Jotta qui ne veulent pas que leur œuvre soit catégorisée d’une façon ou d’une autre. Elles font tout d’abord de l’art. Ceci étant dit, la place des artistes femmes dans l’avènement des avant-gardes, dans la poésie expérimentale, dans l’art et la vie intellectuelle des années 60 est décisive, très importante. C’est le cas d’Ana Hatherly, Salette Tavares, Ana Vieira, entre autres. La situation actuelle est différente, les jeunes générations affirment leur féminisme, comme une lutte. Car, comme on le constate aujourd’hui, les valeurs féministes ont besoin d’être farouchement défendues, affirmées.

Comment s’explique le nombre important des femmes artistes au Portugal ?

Les femmes artistes sont en effet très nombreuses au Portugal, comme l’a montré l’exposition Tout ce que je veux à la Fondation Gulbenkian à Lisbonne et au CCC-OD à Tours. L’on évoque volontiers – des historiennes, critiques, artistes, avec lesquelles j’en ai discuté – une situation particulière au Portugal. Dans une société traditionnelle, comme celle portugaise, longtemps, voire encore marquée par les distinctions de classes sociales et les conservatismes, le rôle de la femme était important dans le domaine domestique, d’aucuns évoquent un matriarcat domestique. Lourdes Castro, Almeida, Paula Rego, nées dans les années 1930, Ana Jotta, entre autres, sont des femmes très indépendantes, dans leur pratique artistique, leur façon de penser et de vivre, leur force vient de leur indépendance.

La place de Paris ou de Londres

Même si après la seconde guerre mondiale, le rayonnement artistique de Paris décline face à l’avènement d’autres capitales qui montent comme Londres, outre New York bien sûr, nombreux d’artistes portugais choisissent la capitale française pour y vivre, Lourdes Castro, et son mari René Bertholo, Alvess, mais aussi d’autres artistes qui ne sont pas dans l’expositionont produit la plupart de leurs œuvres à Paris. Lourdes et René ont fondé la revue d’avant-garde KWY, à laquelle collaborèrent des Nouveaux réalistes, des artistes Fluxus, des Cinétiques, etc..

Pouvez-nous dire un mot de l’exposition Modernités Portugaises à La Maison Caillebotte, à Yerres ?

L’exposition aborde l’histoire du modernisme portugais des années 1910, jusqu’aux années 1970, embrassant différentes périodes d’une histoire méconnue en dehors du Portugal. Modernités Portugaises et Les Péninsules embrassent toutes deux 110 ans d’art portugais!

Présentez-nous le catalogue Les Péninsules démarrées et ses contributions

Je souhaitais apporter un éclairage sur le contexte artistique sous le salazarisme : José Luis Porfirio, conservateur et critique d’art, aborde cette longue période, qu’il a également vécu, à travers trois histoires exemplaires – c’est ainsi qu’il intitule son texte qui plante un décor, grâce au récit de trois situations saillantes, dans un style vif, précis et concret. Rui Torres, spécialiste du groupe de poésie expérimentale portugaise, relate l’aventure et l’esprit des artistes et écrivains du groupe d’avant-garde Po.Ex.

Quels ont été les passeurs au Portugal d’un art international ?

Une figure très importante de l’art contemporain au Portugal des années 1960 et 70 est Ernesto de Sousa (1921-1988) : essayiste, critique, producteur, artiste, cet homme multidisciplinaire a joué un rôle fédérateur de passeur et d’agitateur d’idées, comme le raconte José Luis Porfírio, même s’il n’est pas présent dans l’exposition. Il était le commissaire de la célèbre exposition Alternativa Zero à la Galeria Nacional de Arte Moderna de Lisbonne en 1977 qui marque une étape dans l’histoire de l’art contemporain au Portugal. 

Catalogue Les Péninsules démarrées aux éditions Dilecta, 96 pages, 25 €

Infos pratiques :

Les Péninsules Démarrées

Jusqu’au 26 février

Frac MÉCA

MÉCA
5, Parvis Corto Maltese, Bordeaux

Frac Nouvelle-Aquitaine MÉCA (fracnouvelleaquitaine-meca.fr)

&

Modernités portugaises,

jusqu’au 30 octobre

Maison Caillebotte, Yerres

Maison Caillebotte

A signaler également l’exposition Francisco Tropa qui vient d’ouvrir au Musée d’art Moderne de Paris.

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