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Les Arpenteurs de rêves, Palais Lumière Evian : Interview Leïla Jarbouai, musée d’Orsay

Doré Gustave (1833-1883). Paris, musée d'Orsay, conservé au musée du Louvre. RF54956-recto.

Paysage de montagne avec un promeneur recto Doré Gustave ©Musée dOrsay-Dist.RMN-Grand-Palais photo Patrice-Schmidt

William Saadé, conseiller artistique du Palais Lumière (Evian) que j’avais interviewé en mai 2021 poursuit ses correspondances artistiques, architecturales et patrimoniales en donnant carte blanche au musée d’Orsay autour des arts graphiques et du rêve. Une invitation à un voyage au cœur d’une collection riche de plus de 55 000 dessins subtilement orchestrée par Leïla Jarbouai, conservatrice des arts graphiques sous le régime des correspondances et des affinités électives. Le parcours séquencé en 5 sections : Derrière les paupières, expériences oniriques du paysage, par monstres et merveilles, au fil des pages et de la musique avant toute chose, invite à suivre cet arpentage de la ligne et de l’inspiration. Les Arpenteurs de rêves est un hommage aux Archives du rêve, exposition du musée d’Orsay réalisée avec Werner Spies, défenseur du décloisonnement et du doute comme le rappelle Leïla Jarbouai en préambule du remarquable catalogue. Des chefs d’œuvre signés James Ensor, Odilon Redon, William Degouve de Nuncques,Carlos Schwabe, Gustave Doré… alternentavec des œuvres moins connues et peu montrées. Les femmes y ont toute leur place. Plusieurs techniques du dessin sont évoquées à une époque d’expérimentation où l’intérêt pour les sciences le dispute à un refuge dans les chimères et l’imaginaire. Après être revenue sur la genèse du projet qui proposera une autre itération de l’exposition au musée des Beaux-arts de Quimper à partir de décembre 2022, Leïla Jarbouai  convoque les choix qui l’ont guidée autour de cette synesthésie des arts où la musique est omniprésente. Elle insiste sur l’impact positif et écologique des expositions hors les murs pour le musée d’Orsay. Elle a répondu à mes questions.

A quand remonte la genèse de ce projet initié par William Saadé ?

Leïla Jarbouai : Nous nous sommes rencontrés à l’occasion d’évènements liés à des artistes belges du XIXème siècle, artistes qui ont accordé une place centrale au dessin et au décloisonnement entre réalisme et symbolisme. William Saadé souhaitait concrétiser un projet autour des arts graphiques et du rêve, alors que de mon côté j’avais envie de valoriser la collection des arts graphiques du musée d’Orsay hors les murs, notre espace d’exposition étant déjà très sollicité par une importante programmation d’expositions. Le Palais Lumière développe une démarche exigeante avec une spécialisation autour d’expositions Fin de Siècle qui nous correspond, de son côté, le musée de Quimper avec qui nous avons déjà travaillé, a une collection XIXème de référence avec une grande place pour les arts graphiques. Ces partenariats relevaient donc de l’évidence.

De plus il est toujours agréable et instructif de travailler dans d’autres lieux avec d’autres interlocuteurs.

Le Mont-Blanc vu de Sallanches Vers 1914. Annoté en bas à droite, à la mine de plomb ‘Mont Blanc – de Sallanches’ – recto Signac Paul ©RMN-Grand Palais (musée d’Orsay)

A combien d’œuvres s’élève la collection d’arts graphiques du musée d’Orsay ?

LJ : Selon le décroisement réalisé avec le musée du Louvre, la collection se compose de 55 000 dessins environ, auxquels s’ajoutent les pastels et dessins d’architecture.

Pourquoi ces feuilles sont-elles conservées aux cabinets des arts graphiques du musée du Louvre ?

LJ : Cela est lié à l’histoire des musées et au moment de l’ouverture du musée d’Orsay, en 1986, il avait été décidé de laisser au Louvre les dessins de la période « 1848-1914 » alors reversés à Orsay concernant les artistes comme Courbet, Millet, Degas…

Redon Odilon (1840-1916). Paris, musée d’Orsay, conservé au musée du Louvre. ©RMN-Grand-Palais-musée-dOrsay photo Thierry-Le-Mage

Comment avez-vous opéré une sélection favorisant le cheminement du visiteur ?

LJ : Elle s’est opérée selon le principe des affinités électives ou des contrastes à partir de grands thèmes récurrents dans la collection comme le regard absent, les modèles endormis ou au regard perdu, les arbres, les chemins, les ascensions, les précipices…

Le spectre s’est révélé assez ambitieux au final avec une grande variété d’artistes et de thèmes et  nous pourrions presque faire une exposition à partir de chacune des sections du parcours.

A partir de cette large sélection, j’ai proposé aux musées d’Evian et de Quimper de se répartir entre eux les œuvres qui ne pouvaient pas faire partie des deux étapes pour des raisons de conservation.

Une grande place est accordée à Evian et à la région, selon quels critères ?

LJ : En effet car même si ces œuvres ont une portée universelle, l’exposition interagit toujours avec un lieu, un territoire et un public, c’est pourquoi j’ai sélectionné notamment le pastel de Jules Chéret, artiste proche du Baron Vitta, grand mécène d’Evian à l’origine de la construction de la Villa La Sapinière d’inspiration Art Nouveau et palladienne, à qui le Palais Lumière a rendu hommage en 2014 avec une exposition autour de sa prestigieuse collection. Nous mettons en avant également Eugène Grasset, natif de Lausanne, illustrateur, affichiste, sensible aux arts décoratifs et considéré comme un pionnier de l’Art Nouveau, qui revendique un retour à la nature et dont le musée d’Orsay possède plus d’une trentaine d’études de paysages, dont plusieurs vues de montagnes. L’on peut également citer Lucien Lévy-Dhurmer ou Charles Cottet autour de vues du Lac Léman. Cela a d’autant plus de sens qu’il est intéressant pour le visiteur de confronter la transcription et la vision artistique avec le réel. On peut parfois faire des contre sens face à une œuvre que l’on juge abstraite ou stylisée alors que le paysage est ainsi.

Vous soulignez un paradoxe de départ entre une approche assez géométrique et normée du dessin et une vision plus onirique et symboliste qui habite ces artistes ?

LJ : Ces deux tendances opposées ne sont pas contradictoires en réalité et finissent par se réunir. C’est pourquoi Carlos Schwabe revêt une grande importance dans le parcours. C’est un véritable arpenteur de rêves. Artiste formé aux arts appliqués à Genève, il développe une approche très précise autour de la flore et de la nature, mettant ce réalisme au service du symbolisme pour créer des images mystiques avec de nombreux symboles alliant des squelettes à des figures féminines fantomatiques comme dans La Mort et le fossoyeur qui réunit le côté monstrueux et merveilleux. Dans un cimetière sous la neige, la Mort sous la forme d’une belle femme élégamment accroupie aux longues ailes qui prolongent son habit de velours, domine la scène. De ses grandes ailes pointues, elle capture un vieil homme : le fossoyeur au travail, qui réalise qu’il est en train de creuser sa propre tombe. L’image se caractérise par son ambivalence : une figure hybride et monstrueuse dont les ailes tranchantes évoquent un insecte, dont le visage serein évoque en même temps la bienveillance, rehaussée de cette lumière verte, couleur de la régénération et ces perces neiges au premier plan.

Cela se vérifie également avec Le Rêve de Zola, souvent réduit de manière caricaturale à une étiquette naturaliste étant à l’origine de cette esthétique alors que la lecture de ce roman du cycle des Rougon-Macquart ouvre sur tout un imaginaire avec des passages volontiers fantastiques et visionnaires.

Cette frontière est donc très poreuse. De plus l’aquarelle très présente dans le parcours offre un rendu plus onirique et atmosphérique.

L’aquarelle est très présente, selon quelle vision ?

LJ : Nous avons choisi une vision de l’aquarelle non pas liée à la pratique du plein air mais au service de l’imaginaire avec comme représentants : Gustave Doré, Gustave Moreau avec la figure de Giotto ou Bethsabée, Antoine Bourdelle ou Carlos Schwabe déjà cité.

Comment la figure du centaure et du monstre chez Odilon Redon rejoint-elle le choix d’une section dédiée aux être hybrides et chimériques et autres visons macabres ?

LJ : Cette figure qu’il associe au double païen de l’ange déchu, a beaucoup intéressé Odilon Redon pour son ambivalence, à l’image du minotaure qui allie le côté bestial et divin. Il recréé les mythes classiques comme avec les nombreuses images de Centaure tirant à l’arc, un arc non pas brutal mais ascensionnel, qui tend vers un ailleurs. A Quimper la figure de l’ange sera mise davantage en avant. Mais ces anges sont maladroits et repliés sur eux-mêmes, mélancoliques et tournés vers les profondeurs.

De plus, Redon associe ces êtres imaginaires provenant des mythes classiques à des monstres inspirés de la microbiologie et de l’embryologie, comme cela se vérifie avec Tête dans un corps d’araignée.

Si ce lavis d’encre de Chine fait écho aux diverses araignées monstrueuses dans l’œuvre de Redon, cette tête de nourrisson dans un corps d’araignée évoque également un embryon dans une cellule ou un placenta, un vagin ou un cœur de fleur, tache noire velue et fibreuse, tandis que les pates dites d’araignée au nombre de six ou sept sont visqueuses et pointues, tenant du reptile et du mollusque.

Cela explique pourquoi nous avons tenu à proposer une section entière à la figure du monstre en lien avec le développement des sciences naturelles, la tératologie et le darwinisme, dans l’idée d’une fusion entre la bête et l’humain, rejoignant la figure du centaure.

Pouvez-vous nous décrire un autre chef d’œuvre, Un parc dans la nuit de Jozef Rippl-Ronai

LJ : Il se dégage de ce pastel aux nuances de vert un sentiment de mystère puissant. Ce parc est désert et pourtant comme rempli de présence, légèrement angoissant. Il se crée une ambiguité entre les lumières naturelles de la nuit, la lune et les étoiles, et les faibles reflets lumineux de la ville avec les réverbères, ces nouvelles étoiles urbaines, par une nuit de brouillard.

Cela renvoie au développement de l’éclairage nocturne et l’on pense à deux remarquables expositions qui traitaient de ce thème : Peindre la nuit au Centre Pompidou Metz et Nuits électriques au MuMa du Havre.

Cette œuvre évoque également la création des parcs publics, une nature domestiquée mais qui peut se révéler menaçante.

La silhouette longiligne des arbres renforce ce sentiment d’oppression.

Un autre chef d’œuvre Nocturne au parc royal de Bruxelles de William Degouve de Nuncques, qui sera exposé à Quimper à la place du pastel de Rippl-Ronai, montré uniquement à Evian,  joue de ce labyrinthe mystérieux avec ces arbres qui se démultiplient à l’infini.

Le motif de l’arbre est très présent tout au long du parcours. Il se trouve que ce sujet d’actualité entre en écho à de nombreuses expositions actuelles sur ce thème comme à Lille avec La Forêt magique pour laquelle nous avons prêté plusieurs œuvres. Je me suis concentrée sur les troncs, sorte de synecdoque (partie qui résume le tout) de l’arbre dans leurs verticalité, car le feuillage également très présent dans les dessins des collections du musée d’Orsay pouvait nous orienter plus vers le décoratif.

Degas est révélé sous un autre jour autour de son travail expérimental de la technique du monotype

LJ : En effet ce monotype en couleur, Paysage de Bourgogne, relève plus de l’expérimentation et du hasard. Degas qui se défendait d’une approche « pleinairiste » ne laisse place ni aux détails ni au pittoresque. Dans un autre de ses paysages exposés, une aquarelle,  il cherche à traduire un paysage vu en vitesse. On peut voir dans le monotype et dans l’aquarelle un ciel, un horizon, un chemin même si rien n’est prémédité.

La présence des artistes femmes est volontairement mise en avant

Elles sont en effet beaucoup moins nombreuses dans la collection ayant souffert d’un manque de visibilité comme pour d’autres disciplines artistiques à cette époque. Cela relevait d’une volonté de ma part. Leur présence se justifiait notamment autour de la section sur les parcs et les jardins avec Marie Botkine, Paysage d’automne, proche de l’esthétique Nabis, Blanche Derousse, élève du Docteur Gachet ou Marie Bracquemond, formée à l’atelier d’Ingres.

On les retrouve également dans la section autour de l’illustration avec Marie-Louise Amiet qui développe tout un cycle lié à Flaubert de très grande qualité plastique. E

Elles sont présentes aussi dans la première section (Louise Breslau, Virginie Demont-Breton, Marie Bashkirtseff, Violet Manners), qui interroge la représentation du sommeil et donc le thème classiques du voyeur et des belles endormies, et montre comment les femmes à la fin du siècle s’emparent du « regard perdu » en dessinant des lectrices et des travailleuses absorbées dans leurs tâches.

Proposez-vous souvent des hors les murs ?

Cette tendance est assez nouvelle pour moi, dans le prolongement de l’exposition Des vies et des visages-Portraits d’artistes que j’avais organisée au musée de la Cour d’Or à Metz en 2017. Ces expositions ont l’avantage de s’inscrire dans une démarche véritablement écologique : des coûts moindres, des frais de transport mutualisés et réduits avec la visibilité apportée par le musée d’Orsay. De plus nous favorisons un vrai dialogue in situ comme ici avec la présence de ces lacs et de ces ciels inspirés par Evian.

Les rapports à la musique sont mis en correspondance dans une volonté d’illustrer cette synesthésie des arts en lien avec une musicalité du dessin : quels partis pris vous ont-ils guidés ?

Cet axe, lié à l’importance de la musique pour les artistes de la fin du XIXe siècle, répondait également au souhait de William Saadé, proche de musicologues, en hommage également à la Ville d’Evian et la Grange au Lac, lieu très important dont la renommée dépasse la région. Le morceaux musicaux choisis dans l’exposition restent doux afin de ne pas perturber non plus le regard des visiteurs (on a choisi par exemple de ne pas mettre de Wagner, même s’il était très important pour les artistes) .

Les artistes de l’époque étaient très cultivés et pour beaucoup proches d’écrivains, de poètes ou de musiciens.

Si l’on prend Fantin-Latour par exemple, amateur de Wagner, de Clara et Robert Schumann, de Brahms et de Berlioz, il cherche à traduire avant tout une atmosphère, de même avec Manet qui croque son orchestre comme des notations musicales ou Ernest Laurent qui se concentre sur l’écoute d’auditeurs du Concert Colonne en vue d’un tableau inspiré par Beethoven.

Cela rejoint également la sélection de livres présents qui invitent le visiteur à découvrir les œuvres sous le prisme de la littérature et à retrouver un chapitre de Mac Beth ou des Fleurs du Mal.

Beaucoup d’œuvres n’avaient jamais été montrées, pourquoi ?

Etant donné la somme d’œuvres de la collection c’est une gageure impossible d’où notre ambition d’être assez larges à travers ces différents thèmes qui permettent d’aborder un certain nombre de sujets et de techniques graphiques. Le parcours fait dialoguer des œuvres emblématiques de la collection avec des dessins inédits.

Catalogue In fine éditions, 272 pages, Français, 34 €, préface de Christophe Leribault, président des musées d’Orsay et de l’Orangerie.

Infos pratiques :

Les Arpenteurs de rêve :

Dessins du musée d’Orsay

Jusqu’au 1er novembre 2022

Palais Lumière, Evian

Palais Lumière | Ville d’Evian (ville-evian.fr)

&

Musée des Beaux-arts de Quimper

Du 15 décembre au 1er novembre

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