Deborah Fischer dans l’atelier de forge des Beaux-Arts de Paris, 2019 ©Deborah Fischer
A partir de ses errances urbaines et voyages sac à dos en solitaire dans le vaste monde, Deborah Fischer collecte des objets insolites qu’elle réinvestit, dans une démarche de réparation et de soin. Après un séjour dans le Kérala, elle a une révélation devant un mur délabré, motif qui se transforme alors en une véritable quête et qu’elle met en scène dans de vastes installations. Diplômée des Beaux-Arts de Paris, Deborah Fischer a également étudié le design textile qu’elle envisage comme un medium à part entière dans le prolongement lors de son expérience décisive à l’Université des arts de Tokyo. La notion de valeur est au cœur de sa pratique et elle va jusqu’à vendre, à l’occasion d’une résidence à Marrakech et de la foire 1 : 54, dans un souk marocain des objets collectés dans le désert et rehaussés d’un certificat d’authenticité. A l’occasion du confinement, l’artiste a parcouru telle une touriste un Paris vide et barricadé pour tester les limites et contradictions de l’exercice. Je découvre son travail à l’occasion de l’exposition des artistes résidents de Poush Manifesto au Pavillon Vendôme de Clichy et sa fascinante installation « Hors du chaos » faite de semelles de chaussures et de textes de sa composition, l’écriture ayant une grande place dans ses créations. De l’insignifiant à l’art. De la mémoire du corps au temps qui se dérobe sans cesse. De la trace de la main de l’homme sur l’environnement. Une possible archéologie du présent dont elle nous décrypte les enjeux à la fois esthétiques, culturels et sociologiques.
Pouvez-vous nous décrire l’installation« Hors du chaos » et ce rapport à la file d’attente ?
L’espace urbain a toujours été mon champ d’expérimentation et dans le cadre de cette installation je me suis spécifiquement intéressée à la file d’attente, devenue soudaine et généralisée avec le confinement. En quoi cette file d’attente régissait l’ordre et les nouvelles distances entre les uns et les autres. J’ai créé un dispositif à partir d’un texte composé à partir de souvenirs personnels face à la file d’attente, et dont la lecture permet au visiteur de devenir participatif. Ses pas rejoignent alors cette file d’attente faite de semelles, un objet qui reste insignifiant alors qu’il parle à la fois d’ancrage et de déplacement. Durant la performance j’ai lu ce texte qui revenait sur les différences culturelles face à la file d’attente, un phénomène très naturel et quasi méditatif au Japon, contrairement à d’autres cultures.
D’où provient votre fascination pour les murs délabrés ?
Cette fascination a commencé lors de mon premier voyage en Inde il y a 10 ans quand je me suis tombée face à un mur délabré dans le quartier le Mattancherry de la ville Kochi dans le Kérala. J’ai vécu alors une sorte de phénomène stendhalien, une épiphanie avec la certitude que mon esthétique serait celle du passage du temps, du délabrement, de la mémoire des lieux et des objets. Pendant des années j’ai photographié de multiples fragments de murs dans divers lieux, de façon presque obsessionnelle. J’ai ensuite assemblé toutes les photos, pour les tisser les unes avec les autres et j’ai commencé un travail de tissage des murs délabrés. Aujourd’hui cette fascination pour les couches successives, les strates, se retrouve dans l’ensemble de mon travail puisque je collecte beaucoup d’objets qui reflètent aussi ce passage du temps en lien avec la philosophie japonaise du wabi sabi autour de l’idée de l’imperfection et de l’érosion.
Les « presque rien »
Depuis toute petite, je collectionne, je conserve des petits objets que nous récupérions avec mes parents sur les marchés aux puces aux Etats-Unis notamment.
Ces objets rejoignent mes réflexions sur le rapport à la ville, à son esthétique, aux surréalistes et leurs errances parisiennes … J’appelle ces objets des presque rien et je cherche à les manipuler, à leur donner une seconde vie tout en gardant l’empreinte du temps et la mémoire de leur vécu comme avec cette bouche d’égout sur laquelle je suis allée tisser. Certains de ces objets paraissent décalés, désuets. Ils disent beaucoup de notre manière de vivre et d’accumuler. Ils sont les miroirs de nous-mêmes.
En quoi l’exposition dans un gymnase désaffecté s’est-elle révélée décisive dans votre parcours ?
Ce moment s’est en effet révélé décisif car pour la première fois j’ai pu librement travailler in situ et de manière aussi consciente. J’ai d’abord visité le lieu pour en observer les différents éléments : murs délabrés mais aussi craquelures, traces laissées sur le sol, nombreux fragments et quelques balles et raquettes de tennis. J’ai décidé de créer uniquement avec ce que j’ai pu trouver dans une sorte d’intuition et d’urgence. Des pochoirs réalisés à partir de la poussière des murs reprenaient toute une série de phrases en résonance comme « les murs murmurent », « les vois-tu ces balles qui rebondissent ». Je suis venue coudre des craquelures de certains murs avec un fil de broderie, un travail très délicat et presque invisible.
Réconcilier le textile avec les arts plastiques
On oppose souvent le design à l’art plastique et cela a été pour moi l’objet d’un long cheminement car une fois aux Beaux-arts de Paris, j’ai du d’abord mettre côté le design textile au profit de la sculpture et du volume. C’est lors de ma 3ème année que j’ai réussi à concilier des deux et à concevoir le textile comme un art qui se déplace d’un medium à un autre : sculpture, installation, photographie… Le textile pour moi est une histoire de textures, de matières, de couleurs qui peut se matérialiser différemment et selon chaque contexte d’intervention. C’est un champ que j’explore de plus en plus et que j’associe à également mon processus de collecte d’objets abandonnés que je viens magnifier à travers l’usage de la laine, du feutre, du tissu.
Alors que souvent en France ou en Europe on associe le travail textile à un savoir-faire et aux métiers d’art, c’est au Japon que j’ai réalisé qu’il existait un art textile à partir de mon expérience au sein de différents départements (textile, verre, bronze, multimédia) de l’Université des arts de Tokyo. Au Japon le textile s’apparente autant à la sculpture qu’à la photographie ou la peinture.
Cela rejoint aussi mes recherches autour de l’artisanat et sa valeur face à l’œuvre d’art, notamment lors de ma résidence à l’occasion de la foire 1 : 54 de Marrakech avec l’installation « Tout doit presque disparaitre » à partir d’objets collectés dans le désert ou d’autres manipulés rehaussé de verre souffle et revendus dans un souk ou sur la foire en échange d’un certificat d’authenticité.
Touriste à Paris pendant le confinement
Pendant des années j’ai voyagé seule en sac à dos. Une thématique pour interroger l’errance, le déplacement que je voulais pousser davantage jusqu’à ne pas savoir ma destination finale, ne pas avoir de billet de retour, ne pas savoir où j’allais dormir le soir. Au Népal j’ai eu une révélation en réalisant que l’on se trouvait du bon ou mauvais côté de la route, réalisant soit une affirmation de soi, soit une perte. Lors de ce voyage trois mots m’ont alors interpellé : une touriste, une flâneuse, une étrangère. J’ai alors fait faire 3 tampons à New Delhi avec ces 3 mots : « tourist », « outsider », « wanderer ». Puis le confinement est apparu brutalement et j’ai alors décidé d’adopter la posture du touriste dans ma propre ville au moment même d’une immobilité imposée. J’ai acheté un guide Lonely Planet Paris et suivi les instructions pour parcourir une cinquantaine de kms, munie d’une lettre adressée à la police en cas de contrôle pour justifier de l’insignifiance de mon geste et de ma démarche. Je me suis fait photographier devant différents lieux touristiques emblématiques puis j’ai écrit une série de textes qui interrogent la métamorphose de Paris en une ville fantomatique, désertique, barricadée.
Deborah Fischer est actuellement artiste chercheuse au Collège des Bernardins et résidente Poush-Manifesto.
Poush nouvelle adresse :
153 avenue Jean-Jaurès, 93500 Aubervilliers
Site internet :