Vues d’exposition Derek Jarman,Dead Souls Whisper (1986-1993) du 25.09 au 19.12.2021, Centre d’art contemporain d’Ivry-le Crédac
Courtesy : le Crédac, Photo Marc Domage
Réalisateur, peintre, décorateur, auteur, militant de la cause homosexuelle, Derek Jarman est diagnostiqué séropositif en 1986 et livre jusqu’à sa mort en 1994 une œuvre et un combat que le Crédac réactive avec force et engagement, avec la complicité de la galerie londonienne Amanda Wilkinson et en coproduction avec le Festival d’Automne. Considéré comme un chef de file de la scène underground britannique, Derek Jarman n’a pas encore à ce jour en France le même impact, même si ce qui l’anime nous concerne pleinement aujourd’hui. C’est donc un pari comme le souligne Claire Le Restif de témoigner de son combat et sentiment d’urgence à créer pendant cette courte période entre le moment où il se sait atteint du SIDA et sa mort. S’il est plus connu pour ses films, ses peintures et assemblages d’objets trouvés et glanés sur la plage de Dungeness, proche de sa maison de pêcheur et son jardin, le bien nommé Prospect Cottage, sont magistralement mis en regard dans le parcours qui alterne moments d’épiphanie et phases de méditations plus sombres et crépusculaires. Ainsi de cette silhouette funèbre qui se saisit des corps d’éphèbes classicisants dans Death Dance ou la sirène qui tente en vain de réinsuffler la vie au marin dans At Low Side, conte qui se joue à trois personnages entre les rochers. De même avec ce goudron qui enserre les reliques parsemées d’or des Black Paintings, toxique et périssable. Et alors qu’il devient aveugle il continue à dire avec acharnement la colère qui l’habite face aux messages de violence homophobe délivrés par la presse face à l’épidémie du VIH et réinjectés dans ses Queer Paintings ouvrant le parcours. Point culminant de l’exposition, son chef d’œuvre ultime Blue, expérience de dématérialisation complète où pendant 74 minutes des passages de son journal intime sont prononcés sur un fond monochrome bleu et une musique composée par Simon Fisher Turner. Expérience troublante et radicale à valeur de manifeste que Claire Le Restif a décidé de rejouer lors d’un concert à la Bourse de Commerce le 1er décembre, journée mondiale de lutte contre le SIDA. Elle nous livre les grandes lignes de cette programmation associée et revient sur sa volonté d’un travail mémoriel entrepris par le Crédac autour d’artistes disparus prématurément comme Bruno Pélassy exposé en 2015.
Elle a répondu à mes questions.
Genèse de l’exposition
C’est à l’occasion de la préparation de l’exposition Shimabuku que j’ai échangé et rencontré Amanda Wilkinson qui m’a proposé ensuite d’exposer Derek Jarman ayant apprécié le Crédac et perçu les enjeux de sa programmation. J’ai hésité devant le pari que cela représentait pour une structure petite comme la nôtre d’autant que la vocation des centres d’art est de produire des expositions d’artistes vivants. Après l’exception faite pour Bruno Pélassy en 2015, j’ai voulu reposer cette question de la mémoire de certains artistes décédés de manière précoce du SIDA, la forme d’exposition conçue comme un monument invisible. Le conseil d’administration ayant validé, j’ai demandé à Amanda de pouvoir voir les Queer Paintings et les Slogan Paintings que je ne connaissais pas, contrairement aux Black Paintings. Cela m’a tout à fait convaincu et j’ai eu la chance de découvrir également Prospect Cottage, le jardin et la maison habituellement fermée aux visiteurs. Le Festival d’Automne a souhaité participer à ce projet et le soutenir. J’ai aussi obtenu un soutien de la Fondation Agnès b qui avait édité certains films. Dans un rythme normal, l’exposition aurait dû être menée en deux ans même si au final cela a demandé un an supplémentaire pour les raisons que nous connaissons.
Au-delà de l’Angleterre, quelle place occupe Derek Jarman au sein de la scène underground ?
Les cinéastes et les cinéphiles connaissent Derek et tous les artistes ayant étudié la vidéo ou le cinéma. En ce qui concerne les arts visuels, il est plutôt connu des gens qui s’intéressent à la scène queer et notamment la jeune génération très présente dans les écoles d’art et qui milite autrement que les anciens. Clément Dirié lors d’une conférence à la Bourse de Commerce (cycle Expologie) est revenu sur l’Hiver de l’amour, exposition qui traitait de l’épidémie de VIH en 1994 au musée d’art moderne de la ville de Paris, le mois où Derek Jarman disparait. Si l’on compare Derek Jarman avec Dominique Gonzalez-Foerster, Jean Luc Vilmouth ou Wolfgang Tillmans, il ne peut être rattaché à ces pratiques alors qu’aujourd’hui on peut reconsidérer ses assemblages et reliquaires dans une forme de classicisme plus grande. Entre Paris-Londres et New York des artistes comme Peter Hujar, Robert Mapplethorpe, se côtoient, se connaissent sans venir des mêmes origines artistiques. Jarman est d’abord un peintre britannique, il étudie à la Slate School of Art un an avant David Hockney pour qui il a une grande admiration en tant que peintre ayant assumé pleinement son homosexualité. Alors que la propagation du virus encourage les préjugés contre les personnes homosexuelles, Jarman déclare ouvertement sa séropositivité devenant la voix de la communauté LGPTQI+.
Quelles sont la pratique et les sources d’inspiration de Derek Jarman ?
Derek Jarman a une grande culture visuelle et classique, il est très amateur de médiéval. Il revendique Goya comme maitre spirituel et admire aussi bien William Blake que Jean Cocteau, Andy Warhol, Yves Klein ou Robert Rauschenberg. Après les Beaux- Arts il part avec Ken Russel sur des tournages et commence à faire des films, des décors, des masques.. tout en pratiquant la peinture. Il reste libre et inclassable, chacune de ses pratiques nourrissant les autres.
S’il nous intéresse c’est parce qu’il écrit et documente son rapport à l’art. Au-delà de ses poèmes, ses ouvrages sont Chroma, At your own risk, Modern Nature et Le dernier jardin, publication à titre posthume. Il y a chez lui une urgence à faire mais peu de considération sur la conservation des œuvres qui portent en elles leur propre disparition, le goudron.
La place de Blue, projeté au Crédakino
Blue est un chef d’œuvre, un manifeste, très radical. Il associe ses amis pour dire ses extraits de journal intime avec la musique de Simon Fisher Turner, très lié à la mémoire de Jarman. Je vais proposer un concert à la Bourse de Commerce le 1er décembre pour la Journée Mondiale de lutte contre le SIDA autour de Simon avec projection de films et plusieurs voix françaises et britanniques.
L’auditorium de la Bourse de commerce, tant par sa programmation exceptionnelle que par la parfaite configuration pour ce type de projet ainsi que la complicité du Crédac avec Martin Bethenod (Président du Crédac depuis 2013) nous permet de le mettre en place.
Programmation associée
Une première rencontre est proposée avec Marco Martella (écrivain et jardinier) puis avec Elisabeth Lebovici (docteure en esthétique et critique d’art), Benoit Pieron, (artiste), Didier Roth-Bettoni, (journaliste et historien du cinéma) et Yann Beauvais, (cinéaste et critique) autour de son dernier ouvrage.
Quatre films seront projetés au cinéma d’Ivry, le Luxy : Sebastiane, Jubilee, The Last of England et The Tempest.
Prospect Cottage, atelier et symbole de résilience
Quand Jarman sait en 1986 qu’il est séropositif il part sur un coup de tête en voiture dans le Kent avec son compagnon Keith Collins et sa muse et amie, Tilda Swinton. Ils découvrent à Dungeness une petite maison de pêcheur en bois entre une centrale nucléaire, un phare et la mer. L’artiste n’a pas l’argent mais des amis fortunés lui permettent de l’acheter. Il commence à faire pousser dans cette zone réputée aride et en plein vent des plantes. Ce jardin devient un symbole de résilience mais aussi une forme de mausolée. Il créé des sculptures avec des objets trouvés sur la plage qui lui servent également pour ses tableaux. Le jardin, ouvert à tous se visite mais pas la maison.
Le jardin est devenu une icône pour les habitants qui se font photographier à l’occasion des mariages et pour de nombreux visiteurs venus de loin en pèlerinage.
Infos pratiques :
DEAD SOUL WHISPERS (1986-1993)
Derek Jarman
Catalogue d’exposition
Jusqu’au 19 décembre 2021
Exposition en coproduction avec le Festival d’Automne à Paris
A suivre : interview complémentaire de Claire Le Restif à l’occasion de l’exposition L’âme primitive au Musée Zadkine.