Sylvain Amic, directeur du musée des Beaux-Arts de Rouen et directeur de la Réunion des Musées métropolitains Rouen Normandie photo Rouen Métropole
Sylvain Amic, directeur du musée des Beaux-Arts de Rouen et directeur de la Réunion des Musées métropolitains Rouen Normandie, nous avait accordé un entretien en juillet dernier à l’occasion de la formidable édition de Normandie Impressionniste à laquelle la Réunion des Musées Métropolitains Rouen Normandie s’était associée avec pas moins de 9 expositions en résonance. En cette année du Bicentenaire de Flaubert le Musée des Beaux-Arts a décidé de mettre en lumière Salammbô et ses multiples résonnances dans le champ de la littérature, des arts plastiques, du cinéma, de la bande dessinée… Une persistance qui interroge les ressorts iconographiques de Flaubert à l’heure d’une relecture historique qui s’impose autour de l’orientalisme même si Sylvain Amic a su éviter ces nombreux écueils comme il nous le précise, s’entourant de nombreux spécialistes des deux côtés de la méditerranée, l’exposition voyageant ensuite à Marseille puis à Tunis. Une véritable gageure en cette période de crise dont il nous retrace les étapes qui ont permis son maintien.
Par ailleurs la 5ème édition de la Ronde a également ouvert, mobilisant 7 lieux et 14 artistes suivant un appel à candidatures ayant remporté un vif succès. Nouveauté, elle fait écho cette année à la Saison Africa 2020 avec La clairière d’Eza Boto, en hommage à l’écrivain et penseur camerounais Mongo Beti, longtemps professeur au Lycée Corneille de Rouen.
En ce qui concerne la reprise de la fréquentation, la Réunion des musées métropolitains de Rouen Normandie a totalisé 1200 visiteurs pour cette Nuit des Musées, chiffre honorable en cette période mais loin des éditions précédentes. Les habitudes n’étant pas totalement revenues, il faut reconquérir chacun et chacune des visiteurs comme le scande Sylvain Amic qui prépare pour la rentrée un focus spécial Judit Reigl et une exceptionnelle exposition sur le cirque et les arts (saison le temps des collections).
Il a répondu à mes questions.
Quel bilan pour la 17ème Nuit des Musées ?
Le bilan numérique est inférieur aux éditions normales et tous les musées de France me rejoignent sur ce point alors que nous étions dans une dynamique croissante depuis 2019. Il faut souligner qu’au moment de la réunion des musées métropolitains, nous sommes passés à la gratuité ; ce qui s’est traduit par une baisse très nette de la fréquentation de la Nuit des Musées les gens répondant beaucoup à cette incitation de la gratuité. Puis, année après année, nous avions regagné une fréquentation sur l’ensemble pour totaliser jusqu’à 4000 visiteurs pour la Nuit des musées, ce qui n’est pas le cas de cette édition.
Plusieurs facteurs expliquent ce phénomène :
D’une part la pandémie, d’autre part la date qui coïncidait avec le départ en vacances et beaucoup d’évènements simultanés à Rouen ce même soir ce qui ne nous était pas favorable. Mais si l’on regarde les choses de façon positive ce temps, joyeux et festif permet de nombreux formats de rencontres avec des ateliers, la présence des artistes contemporains dans le cadre de la Ronde et les retours d’expérience que nous avons de la part de l’équipe d’animation et des visiteurs vont dans ce sens et nous en sommes contents, conscients du chemin qui reste à parcourir. Rien ne sera gagné en termes de fréquentation et il en va de même dans les autres secteurs de la culture comme les cinémas ou le théâtre.
Salammbô : genèse
Dès le départ je souhaitais construire un partenariat le long des deux rives de la Méditerranée, ne pouvant envisager un tel projet sans associer la Tunisie avec le Mucem comme formidable relais et point d’appui. Nous avons donc travaillé avec un comité scientifique qui associait un certain nombre de personnalités tunisiennes appartenant à l’Institut national du patrimoine, chercheurs ou archéologues. Un comité étoffé et solide qui permettait d’emblée de pouvoir traiter l’ensemble des champs qu’ils soient littéraires avec Jacques Neefs l’un des grands spécialistes de Flaubert (Université Paris 8 et Johns-Hopkins), archéologiques comme évoqué précédemment mais aussi musicaux, cinématographiques, artistiques.. toute une mosaïque de connaissances et savoir-faires mobilisés autour de ce projet.
Ce projet mettant en jeu beaucoup de disciplines différentes sur lesquelles il n’y avait pas encore eu beaucoup de préalables ou d’ouvrages de référence, nous avons dû mener une phase de recherche très intense et qui pourrait d’ailleurs se prolonger encore autour d’autres éléments.
C’est au niveau du calendrier et de l’organisation que l’impact de la pandémie s’est le plus fait sentir même si nous avons décidé avec le Mucem de maintenir l’exposition en 2021 étant donné le Bicentenaire Flaubert. Cela permettait d’espérer ouvrir à cet horizon, même s’il y a eu à la fin, un décalage d’un mois du à la fermeture prolongée des musées.
En terme d’organisation, cela a été plus compliqué comme pour l’ensemble des expositions touchées de plein fouet car tout devient plus relatif dans un tel contexte, chacun devant choisir et faire face à des priorités différentes que ce soit au niveau des prêteurs extérieurs ou de l’équipe du musée qui se trouvait en télétravail. Même si l’exposition ne reposait pas sur beaucoup de prêts étrangers, j’ai l’exemple d’une grande sculpture très intéressante qui se trouvait dans les réserves du Victoria & Albert Museum de Londres dont l’accès s’est révélé impossible pour la conservatrice pendant un an étant donné le confinement et la situation de l’Angleterre. Nous avons aussi dû faire face à des évènements imprévus comme avec le tableau de Carl Strathmann que le musée de Weimar était heureux d’envoyer sur les terres de Flaubert même si au final il s’est avéré impossible de faire voyager un convoyeur, condition indispensable à son déplacement. Il a fallu alors entamer des négociations autour de solutions palliatives, ce à quoi nous sommes arrivés. Le plus compliqué a été les prêts du Musée de Carthage étant donné la période très difficile pour la Tunisie, la crise sanitaire étant au plus fort au moment où nous sommes partis chercher les œuvres avec des formalités douanières qui se sont étirées sur place, ce qui explique pourquoi le sarcophage de la Princesse ailée n’a été installé que lundi dernier. L’exposition est donc enfin complète et reçoit une très bonne réception du public. De par son format assez hybride l’exposition reposait sur des partenariats assez atypiques ce qui nous a permis de faire face. Au-delà de grands prêteurs comme la BNF ou le Louvre dont nous n’étions pas maîtres des décisions, d’autres n’étaient pas soumis aux mêmes contraintes que ce soit la partie sur la bande dessinée et David Duillet ou des prêteurs privés.
Comment ne pas tomber dans certains écueils autour de la pensée flaubertienne à l’aune des débats actuels ?
Vous avez raison et c’était d’ailleurs l’une des précautions de départ. Peut-on lire aujourd’hui ce roman à la faveur du prisme post colonial, du genre et de l’égalité des sexes.. ? Pour nous il n’y a pas de doute là-dessus et le roman de Flaubert reste pertinent, tout comme il l’était déjà à la sienne à travers Carthage. On se sent légitime face à ce texte tout à fait lisible et en phase avec les préoccupations actuelles. Flaubert par exemple n’a pas donné dans l’orientalisme, il se situe dans un Orient perdu mais pas synonyme de conquête et d’époque coloniale selon la vision des peintres orientalistes. Flaubert a réussi à se placer en dehors du conflit de civilisation qui pourtant était le prisme des guerres puniques. Il traite au contraire d’un épisode de guerre civile à Carthage. Il ne faut pas oublier qu’il vient de sortir de l’épisode du procès Bovary donc ce détour par l’histoire lui permet d’échapper à la censure, à l’époque moderne et pour continuer son projet littéraire, il ne veut pas se retrouver prisonnier d’autres déterminismes et prend suffisamment de précautions pour préserver sa liberté au sein du cadre qu’il s’est choisi de sorte que le livre est toujours recevable aujourd’hui. Si l’on songe au compositeur Philippe Fénelon il choisit Flaubert pour le premier opéra contemporain créé à l’Opéra Bastille en 1992 avec une Salammbô émancipatrice et revendicatrice.
Nous voulions donner à voir cette actualité du roman à travers également un important catalogue dont le chapitre où Samia Kassab-Charfi, professeur de littérature à l’université de Tunis interroge les auteurs tunisiens et leur lien à Flaubert, ce qui rejoint les préoccupations que nous avions au départ.
Les artistes contemporains choisis en résonance
Parmi les 4 artistes contemporains convoqués, certains ont par leur œuvre traité la question de Salammbô comme le photographe allemand André Gelpke qui à travers la série Sex theater à Hambourg nous montre une érotisation de Salammbô dans une projection de l’imaginaire, une sorte de dérive du personnage très intéressante. Philippe Drouillet a quant à lui transposé le livre dans une nouvelle esthétique qui est celle de Metal Hurlant, sorte de matrice de tout l’heroic fantasy d’aujourd’hui, de Mad Max à Peter Jackson dans son adaptation du Seigneur des Anneaux et ses scènes de combats pleines de démesure et de personnages monstrueux.
Pour les deux artistes tunisiens, la première Yasmine Ben Khelil a créé une série de collages intitulés : « O Tanit ! Tu m’aimes, n’est-ce-pas ? » à partir de l’édition illustrée de 1980 de Salammbô. Elle voulait montrer la stratification de l’image de la femme orientale qui s’est créée à partir du texte de Flaubert jusqu’à aujourd’hui. Douraïd Soussi est un photographe que j’avais identifié pour son attention pour l’espace urbain et social à qui j’ai proposé de travailler avec nous autour d’une commande sur la vie des habitants du quartier de Salammbô à Carthage. Comment chacun vit dans une ville qui porte le nom d’un personnage de fiction.
La Ronde 5ème édition
Pour rappel il s’agit d’une invitation annuelle qui se fait sur appel à projet et nous avons reçu en 2019, 150 dossiers, ce qui témoigne de sa visibilité. Nous avons sélectionné 14 artistes, chacun étant financé avec un budget de production. L’édition précédente ayant dû être annulée, il a été décidé de donner plus de moyens aux artistes qu’ils puissent réaliser un projet numérique au cas où cette édition ne puisse voir le jour. Nous avons tenu aussi dans le cadre de nos partenariats avec des structures d’envergure nationale, à nous associer avec la Saison Africa 2020 par le biais d’Ycos Project autour de 3 artistes : Malala Andrialavidrazana, John Akomfrah et Ndary Lô (hommage posthume). Je trouve le film de John Akomfrah particulièrement vibrant. Originaire du Ghana il s’inscrit dans cette Angleterre où la question raciale reste posée dans la mouvance des émeutes de Brixton en 1981 qui marquent le début de sa carrière. Il a une dimension de cinéaste à la Douglas Gordon ou Isaac Julien, inscrit dans cette école anglaise du cinéma expérimental proche d’un Chris Marker.
Le projet du sculpteur sénégalais Ndary Lô pour le musée Le Secq des Tournelles a un sens tout particulier, le fer ayant une symbolique ancestrale en Afrique comme en témoignait une exposition au musée du Quai Branly.
Parmi les propositions des jeunes artistes j’apprécie beaucoup l’œuvre de Julie Tocqueville originaire de Rouen qui déconstruit complètement le tableau Chute du Niagara en hiver d’Hippolyte Sebron dans ce diorama sensoriel très réussi.
Pourquoi La clairière d’Eza Boto ?
C’est le pseudonyme d’un écrivain camerounais, Mongo Beti, professeur pendant de nombreuses années au Lycée Corneille. Une figure d’opposition très importante en Afrique et au-delà, que ce soit en réaction à la puissance coloniale et aussi à la mise en place d’un état corrompu. Son premier livre Villes Cruelles est une narration où le personnage principal qui a toute sa vie travaillé dans une plantation, au moment de toucher le dividende de son travail, est victime d’une profonde injustice de la part de l’appareil étatique colonial. Il vit alors une forme d’errance. Mongo Beti a toute sa vie lutté pour l’émancipation, c’est pourquoi il nous semblait indispensable de lui rendre hommage à Rouen à travers le travail d’Ycos Project qui a construit une sorte de déambulation à travers différents lieux permettant de voyager dans le livre à chacune des étapes, en écho à la trajectoire du héros de l’auteur.
Quels sont les projets de la rentrée ?
A la rentrée nous allons dédier un accrochage spécial à Judit Reigl, décédée l’année dernière, une artiste d’origine hongroise au parcours incroyable qui a incarné avec Simon Hantaï un renouveau de la peinture abstraite à Paris. Elle n’a pas à mon sens bénéficié de la reconnaissance qu’elle méritait étant d’une part une femme à cette époque et de plus ayant pris un chemin différent de l’abstraction. Elle est revenue à une forme de figuration ce qui a fortement déstabilisé ses admirateurs et connu alors un creux dans sa carrière pour finalement faire partie des grands collections des musées du monde entier. Nous nous associons avec la Fondation Gandur pour l’art pour ce projet dans le prolongement de notre dossier Simon Hantaï l’année dernière.
Un peu plus tard nous ouvrions la saison du temps des collections intitulée Cirque et saltimbanques. Le temps des collections est un programme automne hiver qui mobilise tous les musées volontaires autour d’un thème qui met en jeu des collections publiques et privées et en l’occurrence celles d’un couple de collectionneurs, Jeanne Yvonne et Gérard Gorg qui vit sur le territoire et dont la collection des arts du cirque compte parmi les plus importantes en France avec celle du Docteur Jacob à Châlon et du Docteur Frère à Nice et Monaco. Nous allons proposer une plongée dans les arts visuels du cirque à travers notamment l’exposition du musée des Beaux-Arts intitulée Aux Arts et au cirque à partir du Siècle des lumières jusqu’à l’époque moderne, une exposition sur les costumes du cirque à la Corderie Valois, Buffalo Bill et sa tournée mondiale du Wild West Show qui est passée par Rouen et Elbeuf ou une exposition d’estampes japonaises autour de la rencontre du cirque japonais et européen à l’époque Meiji au Japon. Toutes ces propositions vont donner une saison assez festive et joyeuse et surtout révéler le rôle important joué par Rouen dans l’histoire du cirque puisque c’est là qu’est construit le premier cirque d’hiver, avant même celui de Paris !
Infos pratiques :
Salammbô : Fureur ! Passion ! Eléphants !
jusqu’au 19 septembre
Musée des Beaux-Arts de Rouen
https://mbarouen.fr/fr/expositions/salammbo
Au Mucem de Marseille à partir du 20 octobre
La Ronde #5
14 artistes, 7 lieux
jusqu’au 20 septembre