Natasha Marie Llorens, photo crédit : Maarten Nauw / Framer Framed
Dans le prolongement de sa thèse de doctorat au sein de l’Université Colombia de New York, Natasha Marie Llorens commissaire indépendante et autrice franco-américaine livre à l’invitation de Triangle-Astérides, Centre d’art contemporain, une autre version de l’exposition « En attendant Omar Gatlato. Regard sur l’art en Algérie et dans sa diaspora » présentée à la Wallach Art gallery de New York. A partir du film expérimental de Merzack Allouach, du titre de la pièce de Samuel Beckett et du livre de l’avocate et féministe algérienne Wassyla Tamzali, les 29 artistes d’Algérie et de la diaspora, répartis entre le 3ème et le 4ème étage de la Friche témoignent de chaque côté des deux rives, des enjeux complexes inhérents à cette histoire.
Assumant pleinement de ne pas être légitime pour entreprendre une telle démarche, Natasha Marie Llorens dont l’histoire personnelle croise celle de l’Algérie espère que son exemple ouvrira la voie pour d’autres auteur.e.s algérien.ne.s. Elle a répondu à mes questions.
En quoi cette exposition marseillaise s’inscrit-elle dans le prolongement de la première itération présentée à la Wallach Art Gallery de New York et s’en distingue ?
Je ne parlerai pas de prolongement ou de complémentarité mais je dirais que les deux projets sont liés par une recherche sur le long terme autour d’une perception possible de la scène algérienne. C’est la question centrale des deux expositions et la réponse dépend à chaque fois du public et de sa connaissance générale du contexte de chaque pays. Je devais rester sur un plan général lisible par tous. J’ai travaillé pendant de nombreuses années à New York en tant que commissaire et critique d’art. Je connais bien sa scène artistique, et c’est pour cela que j’ai tenu à sortir du contexte de l’art international commercialisé, autour d’œuvres que l’on ne voit pas habituellement dans des foires ou les grandes galeries. A Marseille au contraire je savais qu’il serait possible de proposer des résonnances esthétiques à la fois complexes et subtiles avec des références historiques logées dans les œuvres. J’étais sûre qu’il y aurait un public marseillais réceptif et qui connait les codes. L’ensemble des artistes proposés à New York ne le sont pas à Marseille et pour ceux et celles que j’ai inclus dans les deux expositions j’ai laissé le choix aux artistes entre la même œuvre ou une autre.
De plus le projet à Marseille s’est construit beaucoup plus dans l’échange avec l’équipe de Triangle-Astérides : dans un premier temps, Aurélia Defrance, et puis au cours du projet, Céline Kopp, Marie de Gaulejac, qui sont venues me rendre visite en Algérie et m’ont accompagnée à la rencontre des artistes. J’ai pu compter sur leur savoir-faire curatorial au fur et à mesure de mes choix. Je me suis sentie privilégiée dans cet accompagnement car je m’inspire de leurs propres pratiques de commissaires.
Les enjeux de l’exposition
Je n’ai pas choisi des œuvres pour faire un « political statement » la politique pour moi se joue d’avantage dans une politique d’investissement personnel, de relation, de dialogue nourri dans le temps avec chacun des artistes. Chaque artiste en réalité a besoin que l’on donne une cohérence à sa vision.
J’ai été très marquée par un entretien que j’ai trouvé dans les archives de la cinémathèque d’Alger où Merzak Allouache parle de ce film construit autour d’un double discours entre la mythologie nationale algérienne d’une part et d’autre part, le vécu du quotidien par Omar et ses amis. La question centrale est comment porter l’héritage d’un passé collectif que l’on n’a pas choisi et comment on se construit dans le présent avec d’autres signifiants. L’enjeu pour moi est de cet ordre c’est-à-dire comment donner une image à ce qui continue de vous hanter et comment dans ce flou lié au contexte de la post-libération en Algérie, vivre sa modernité et sa vie affective et émotionnelle. Cela rejoint la capacité d’Omar dans le film à puiser dans des discours esthétiques différents pour devenir un homme. Cette dimension structurelle traverse le travail de Mohammed Khadda du début des années 1960 et également l’œuvre plus récente de Mourad Krinah, un papier peint réalisé l’année dernière « Non au gaz de schiste ». Des résonnances qui ne se jouent pas dans une chronologie mais de façon plus aléatoire. Mohammed Khadda peintre, voulait déconstruire les signes calligraphiques arabes et géométriques des cultures berbères. Mourad Krinah lui, part d’images de mouvements de protestations qu’il juxtapose pour créer un effet d’aliénation et nous questionner sur la vérité qu’il donne à voir. Une démarche parallèle à travers les récits.
La même analogie structurelle existe entre l’incroyable diptyque d’Arzeki Aoun de la fin des années 1980, sans titre, et l’installation vidéo Corps de Masse d’Halida Boughriet de 2014. Les deux représentent l’espace entre la figure et le support, l’espace vide entre les gestes ou bien entre l’individu et la collectivité.
Comment les artistes ont-ils accueilli votre proposition et avez-vous eu des refus ?
J’ai eu des refus de principe d’artistes que je ne connaissais pas et d’autres d’artistes que je connais très bien pour des raisons idéologiques liées à une possible essentialisation ou par refus d’être associé.e.s avec l’Algérie. J’ai eu de ce fait beaucoup de difficultés personnelles, dans ma démarche intellectuelle, à réaliser une exposition autour de l’Algérie car malgré ma volonté de déconstruction des discours et projections dominantes, il est impossible d’échapper complètement à l’essentialisation nationaliste de l’identité. J’en suis pleinement consciente. Je respecte le choix des artistes qui ont refusé et avec qui j’ai eu de nombreux échanges passionnants. Ils souhaitent d’abord et avant tout être perçus comme des artistes, et je les comprends.
Pourquoi avoir choisi cet axe de recherche et vous sentiez-vous légitime pour lui donner la forme d’une exposition ?
J’ai une double réponse à donner.
En ce qui concerne la légitimité, il est clair pour moi que ma démarche—étant Franco-Americaine—n’est pas légitime et que cette exposition aurait dû revenir à une algérienne. Ce n’est pas le cas, je pense, pour des raisons de violence structurelle très importante en France dû à un refus collectif de faire face à l’histoire coloniale en Algérie. Ce n’était pas à moi de le faire mais néanmoins j’espère que l’exemple servira à ouvrir les perspectives autour de ce qu’il reste à découvrir par rapport à l’histoire de l’art algérienne et franco-algérienne autour de formes de pensées. On devrait faire cet effort et c’est à notre génération de le faire ! Je commence quelque chose qui reste inachevé pour montrer qu’il existe un vide honteux.
La deuxième réponse est liée à mon histoire personnelle assez compliquée avec l’Algérie. Je voulais le temps de retrouver une partie de mon histoire familiale, étant née à Marseille, d’une famille de pied-noirs et ayant grandi aux États-Unis, ma mère étant d’origine américaine. J’ai ainsi commencé une thèse doctorale à New York sur les expériences de violence coloniale et comment elles se transmettent et sont mises en images, formatées en quelque sorte. Ma thèse traite de cette notion à travers le cinéma expérimental des années 1960 et 1970. Pour résumer c’était un projet post colonial à l’américaine, surtout au départ. Mais quand j’ai commencé le travail de terrain, j’ai rencontré un problème lié à la structure même de cette thèse car je devais me positionner par rapport à un domaine de savoir ce qui me semblait très violent. J’avais besoin de trouver une manière différente de me rapporter à l’Algérie, une méthodologie plus horizontale que la recherche traditionnelle ne pouvait permettre. La recherche curatoriale que j’ai poursuivie en même temps a permis différents types de conversations, différentes questions, et aussi les gens pouvaient me répondre et me défier. Et ils l’ont fait !
Comment la nouvelle génération d’artistes se saisit-elle des enjeux de cette histoire et les dépasse ?
Je pense qu’ils ont complètement dépassé l’histoire coloniale de la France en Algérie et s’intéressent à d’autres questions d’où l’intérêt de le vérifier à travers cette exposition. Ils ont gagné leur guerre de libération, après tout. Les questions qui m’habitent autour de la thèse et en tant que petite fille de pied-noir ne sont pas les questions qui préoccupent mes collègues algériens. Donc, il y a une brèche très importante entre le début de ce travail de chercheur et le résultat en tant que commissaire et de critique d’art. Cette brèche constitue ce que j’ai appris d’eux.
Que pensez-vous de la version en ligne de l’exposition ?
Ce sont Céline Kopp et Marie de Gaulejac qui en sont les auteures et je suis très en phase avec leurs choix.
C’est une réponse à une impossibilité mais en aucun cas l’exposition elle-même.
Mais comme l’exposition est importante pour beaucoup de gens et pas seulement moi et il est nécessaire qu’elle soit au minimum accessible !
À propos de Natasha Marie Llorens, commissaire de l’exposition
Cette exposition s’inscrit dans un projet de recherche sur l’histoire des esthétiques en Algérie et dans sa diaspora. Cette recherche commencée en 2016 comprend plusieurs projets curatoriaux, une thèse sur le cinéma expérimental en Algérie dans les années suivant l’indépendance, et une bourse curatoriale du Cnap en 2017 intitulée Algérie : Creux de mémoire, traces d’archives.
Natasha Marie Llorens est une commissaire d’exposition indépendante et autrice franco-américaine. Elle a récemment soutenu une thèse de doctorat au sein du département d’histoire de l’art de l’université Columbia de New York.
La première itération de cette exposition, Waiting for Omar Gatlato: A Survey of Contemporary Art from Algeria and Its Diaspora, a été présentée à la Wallach Art Gallery (New York). En accompagnement de cette exposition, Natasha Marie Llorens a publié la première anthologie en anglais portant sur les esthétiques et l’histoire de l’art dans le contexte franco-algérien. Ce livre est édité par Sternberg Press et distribué par MIT Press.
Les artistes :
Mohamed Aksouh, Arezki-Aoun, Kader Attia, Louisa Babari, Baya, Fayçal Baghriche, Abdallah Benanteur, Mahdjoub Ben Bella, Adel Bentounsi, Halida Boughriet, Nasser Bouzid, Fatima Chafaa, Hakima El Djoudi, Hassen Ferhani, Abdelkader Guermaz, Mohammed Khadda, Mourad Krinah, Nawel Louerrad, Amina Menia, Ahmed Abdelaali Merzagui, Lydia Ourahmane, Sadek Rahim, Sara Sadik, Zineb Sedira, Massinissa Selmani, Fella Tamzali Tahari, Djamel Tatah, Hellal Zoubir, Sofiane Zouggar.
Triangle France – Astérides s’est associé au Centre national des arts plastiques et à l’organisation algérienne Box24, afin de donner à l’exposition En attendant Omar Gatlato une envergure inédite en lui permettant de rassembler une large sélection d’œuvres liées au contexte artistique algérien.
Infos pratiques :
En attendant Omar Gatlato. Regard sur l’art en Algérie et dans sa diaspora
En attendant l’ouverture…
visite virtuelle : https://www.bruisemagazine.com/article/en-attendant-omar-gatlato
Site de la commissaire :