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Rencontre avec William Saadé, conservateur en chef honoraire du patrimoine, conseiller artistique du Palais Lumière, Evian

Giovanni Giacometti, Paysage enneigé vers 1908 © Fondation Giacometti Paris, exposition La Montagne Magique, Palais Lumière Evian

Evian : son casino, ses villas Art Nouveau, les échos du Léman et la haute société européenne qui se presse à la Buvette Cachat. Un parfum Belle Epoque délicieusement suranné qui ne demande qu’à ressurgir. Le Palais Lumière sous l’impulsion de son conseiller artistique William Saadé revisite les grandes heures de la cité thermale entre patrimoine et affinités artistiques, architecture et paysage, à travers une programmation qu’il veut résolument ouverte. L’exposition La montagne fertile dont le titre est un emprunt à Paul Klee et à la résonance musicale de ses toiles, confiée à l’artiste et docteur en acoustique Corsin Vogel explore l’influence du territoire des Grisons sur les peintres : Giovanni Segnatini, Giovanni Giacometti, Ferdinand Hodler et Cuno Amiet. Un quatuor qui aura une influence très grande sur les générations suivantes, comme cela est souligné dans le parcours avec Alberto Giacometti, mais aussi Josef Beuys, Rémy Zaugg ou Florio Puenter et Albert Steiner, photographes. Une histoire d’affinités et d’émulation collective dans cette vallée de l’Engadine qui pose les jalons d’un renouveau pictural helvétique. Comme les protagonistes du film Sils Maria d’Olivier Assayas nous devenons captifs de ce mystérieux Serpent de Maloja, phénomène météorologique troublant évoqué en début de parcours par le film muet d’Arnold Franck. Différentes sensations visuelles et sonores se mêlent à notre ravissement dans une approche inédite due au profil du commissaire, comme le souligne William Saadé. Il revient sur la genèse de ce projet dans le contexte de la pandémie et sur les ambitions qu’il porte pour le Palais Lumière privilégiant un équilibre subtil entre des synergies de proximité et un rayonnement à l’international.

Comment avez-vous découvert la démarche de Corsin Vogel ?

J’ai rencontré Corsin Vogel, par hasard, à l’occasion de l’exposition dédiée au Baron Vitta en 2014. Le baron avait fait construire la villa la Sapinière à Evian en y invitant à y travailler des artistes célèbres. J’avais organisé cette exposition avec François Blanchetière, alors conservateur au  musée Rodin. C’est à cette occasion que j’ai rencontré Amélie Lavin, conservatrice qui était en charge de l’art contemporain. Amélie dirige à présent le musée de Dôle. Son mari n’est autre que Corsin Vogel ! Nous sommes devenus amis et Corsin m’a parlé de son projet. Lui-même est originaire des Grisons et il est fasciné par ces montagnes. Universitaire, artiste et fils d’artiste, ses recherches en acoustique et les questionnements qu’il suggère autour de nos perceptions me semblaient très originaux. Je connaissais, bien entendu, l’œuvre d’Alberto Giacometti, mais  je ne connaissais pas vraiment les autres artistes des Grisons de même que ce territoire, sinon pour y avoir fait une incursion lointaine. Ce projet très original s’inscrivait de plus dans ma démarche de programmation des expositions du Palais Lumière.

Giovanni Giacometti Vue dans la Haute Vallée de l’Albigna en Bregalia depuis l’Alp Ascella au col de Septimer 1932 © Sriffug fur Kunst Kutur und Geschichte Winterthour

Vos axes de programmation pour le Palais Lumière

En charge de la programmation des expositions du Palais Lumière, j’ai voulu centrer les contenus en relation avec les personnalités ou les artistes qui avaient eu un lien direct avec Evian, à l’instar d’Albert Besnard, de Rodin, de Jules Chéret, des Frères Lumière.

J’ai souhaité également évoquer l’ouverture d’Evian sur le monde. D’un petit village rural, Evian est devenu un lieu incontournable « des élites « européenne et mondiales »  dès  la fin du XIXe siècle,  comme la plupart des villes thermales en Europe. Mon idée était de travailler sur des sujets qui renvoient à la fois au local et au global avec pour prendre des exemples,  les expositions : « Légendes des pays du Nord » en 2019 ou dans deux ans « Femmes artistes voyageuses ».

Il me semble aussi très important de révéler par les expositions, des artistes méconnus ou oubliés, de même que certains grands courants artistiques, tout en veillant à les inscrire dans la continuité historique qui va du Second Empire et la fin de la 2nde Guerre mondiale et qui correspond à la grande période culturelle et sociale d’Evian. L’exemple de Jules Adler est intéressant comme artiste relativement oublié du grand public. L’exposition a été conçue par le musée des Beaux-Arts de Dole et par le musée de La Piscine à Roubaix, nous l’avons reprise à Evian. Elle a par la suite été montrée au Musée d’art et d’histoire du judaïsme à Paris.

Alberto Giacometti, La Montagne (Lunghin), 1930 © Fondation Giacometti Paris

Les synergies déployées sur le territoire et au-delà

J’ai toujours eu comme volonté de travailler en coopération avec d’autres institutions françaises et étrangères, que ce soit le musée des Beaux-Arts de Dole, le musée de la Piscine à Roubaix, le musée d’Ixelles à Bruxelles, le Singer-Laren aux Pays-Bas,  le musée du Petit Palais, le musée Rodin. J’ai en cours le projet sur Christian Bérard avec le Nouveau Musée National de Monaco, dont le commissariat scientifique sera assuré  par Jean-Pierre Pastori. L’exposition aura lieu au printemps 2022. J’ai également en projet l’exposition « Les  Arpenteurs de rêves » à partir des collections du musée d’Orsay sous la direction de Leïla Jarbouai, conservatrice, également en partenariat avec Guillaume Ambroise directeur du musée des Beaux-Arts de Quimper.

D’un point de vue stratégique et en lien avec le bassin lémanique, Evian étant très connecté à l’ensemble de ce territoire : Genève, Lausanne, Montreux…, je souhaite poursuivre dans ce sens. Ma volonté est d’être complémentaire de ce que les autres font remarquablement bien, sans chercher à les imiter. Je pense en particulier au Musée –Château à Annecy, au Centre d’art contemporain à Annemasse, aux musées et aux fondations à Genève, à Lausanne dans le canton de Vaud et dans celui du Valais ainsi que les grandes collections privées comme la Fondation Gianadda. Nous recherchons à être solidaires, malgré certains modes de fonctionnement et contraintes administratives qui ne pas toujours évidentes à concilier.

Mais comme toujours, ce sont les personnalités qui font les différences.

Ferdinand Hodler Lac de Silvaplana 1907 © Kunstmuseum Soleure

Le pari que représentait cette exposition en période de pandémie

Pour être très honnête, la réalisation du catalogue bi-lingue français-allemand de la « La montagne fertile »a été très complexe du fait du COVID ;  l’éditeur est basé à Milan, Corsin à Dôle, moi à Paris et Katrin, la traductrice à Saint-Gall !!!

La seconde difficulté a porté sur l’installation des œuvres, les prêteurs suisses n’ayant pas pu faire le déplacement compte tenu des règles sanitaires en vigueur, nous avons réalisé une partie de l’accrochage en vidéo. Nous avons ainsi multiplié les séances zooms aidés par Géraldine Alberts, restauratrice de peintures, originaire d’Evian.

Enfin certains musées suisses n’ont pas accepté de prêter des œuvres pour des raisons qui nous interrogent toujours !!! Le musée d’Orsay, du fait de la situation actuelle, a décalé les dates de son exposition  « Modernités suisses 1890-1914 ». Cette situation a fait que l’exposition peut donner d le sentiment d’un certain déséquilibre au profit de Giovanni Giacometti aux dépens de Ferdinand Hodler. Il faut savoir également que certains tableaux ne peuvent pas sortir de Suisse, tel est le cas pour les Segantini du musée de Saint-Moritz.

William Saadé devant l’oeuvre d’Alberto Giacometti, Exposition La Montagne fertile Palais Lumière Evian photo Marie de la Fresnaye

Limportance du dialogue réussi avec un commissaire

Nos liens de travail avec Corsin Vogel ont été très fructueux et sur un temps long puisque comme vous le savez ce genre de projet représente deux à trois ans de travail et d’échanges multiples. Mener un tel projet à deux ne se révèle pas toujours conforme à ce que l’on avait imaginé au départ et cela suppose des qualités de dialogue et d’écoute réciproques. De plus, j’ai beaucoup apprécié son approche de la scénographie qui donne une tonalité assez différente des autres expositions. On anticipe une exposition, mais au final on n’en connait jamais le résultat.

Cuno Amiet, portrait d’Alberto 1910 © Fondation Giacometti Paris

Pourquoi une telle fascination des artistes pour la région des Grisons ?

Nietzsche, Richard Strauss, Thomas Mann, Herman Hesse, Sigmund Freud, Marcel Proust mais également Olivier Assayas ou Claude Chabrol, ont été fascinés par cette région… A l’origine, ces hautes vallées ont donné naissance au thermalisme moderne. Il est certain que cette donnée a contribué a attirer rapidement, peintres, poètes, écrivains, musiciens.

De la question du sublime de la connaissance ?

La question du paysage, du rapport de l’homme à la nature n’a de cesse d’obséder les artistes de « La montagne fertile ». La quête de connaissance, la nostalgie d’un monde perdu se rattache à une filiation plus ancienne et renvoie plus à un désir de transcendance et de recherche intérieure telle que décrite Nietzsche dans « Ainsi parlait Zaratoustra ». Un désir de dépassement de soi tel que vécu par Giovanni Segantini dans sa cabane au sommet du Schafberg, de beauté essentielle ressentie par Ferdinand Hodler ou d’alliance mystique et mythique avec la nature prônée par Cuno Amiet. Une même vision du monde, un destin commun et tragique qui préfigure Alberto Giacometti. Nous sommes donc loin d’un certain romantisme souvent attaché au sublime.

Je suis personnellement très sensible à cette relation du paysage, aux liens du patrimoine à la création. Lorsque je dirigeai le Musée-Château d’Annecy, cette donnée m’a toujours inspiré. Quel que soit le lieu où je me rends, je porte un regard sensible et aiguisé sur les paysages et sur l’architecture.

Giovanni Giacometti Soleil d’hiver à Maloja 1926 © Stifung fur Kunst Kultur und Geschichte Winterthour

Lincroyable histoire du prêt de lHomme qui marche de Giacometti et de la mosaïque dUbac

Tout commence par une mosaïque d’Ubac qui se trouvait il y a quelques années dans l’ancienne usine d’embouteillage de la  SAEME (Société anonyme des eaux minérales d’Évian). Cette usine située près de la gare, avait été détruite au profit d’une unité plus moderne. Le rédacteur en chef de Connaissance des Arts, Guy Boyer, m’avait signalé cette mosaïque que peu de monde, à l’exception de quelques employés de la SAEME, connaissait. Je craignais qu’elle n’ait disparu avec le bâtiment de l’usine. Sa disparition représentait à mes yeux un réel traumatisme. En discutant avec les professionnels de la SAEME et d’Evian Resort,  j’appris par bonheur que la mosaïque avait été sauvée par ces mêmes employés, déplacée avec une grue géante et mise à l’abri.

J’en ai informé la galerie Maeght qui représentait UBAC et j’ai pu joindre Isabelle Maeght. Je lui ai parlé de l’exposition « La montagne fertile » et de notre souhait d’y présenter « Les trois hommes qui marchent » d’Alberto Giacometti et très généreusement elle nous a accordé immédiatement le prêt de cette oeuvre. La mosaïque d’UBAC devrait être replacée dans quelques mois à proximité du bâtiment de la buvette Prouvé-Novarina.

De même, concernant les peintures de Ferdinand Hodler au théâtre d’Evian, j’avais eu connaissance par un dossier de la DRAC Auvergne-Rhône-Alpes, de leur présence dans la cage d’escalier intérieur du bâtiment. J’ai contacté les archives Jura Bruschweiler à Genève et Delémont. Ces archives possèdent une lettre de la main de Hodler de 1885 confirmant une commande reçue pour le théâtre. Des sondages récents réalisés par la restauratrice Géraldine Albers, ont confimé la présence de ces peintures sous des couches plus récentes.

J’ai enseigné à l’université Louis-Lumière Lyon2 et j’ai expliqué en permanence aux étudiants qu’il ne faut jamais se satisfaire des savoirs acquis,  qu’il faut les remettre sans cesse en question, qu’il faut faire en permanence les pas de côtés pour échapper à la doxa et surtout être à l’écoute des autres et respecter tous les savoirs.

Le projet dexposition des Femmes artistes voyageuses

Cette exposition verra le jour en 2023. Le projet est mené sous la direction d’Arielle Pelenc, spécialiste du sujet.  Le sujet commence seulement à être abordé par musée du Quai Branly et par musée des Beaux-Arts de Calais avec l’exposition « Peintures des lointains – Voyages de Jeanne Thil ». Jusqu’à présent, on a très peu parlé dans les musées, des femmes artistes. Elles étudiaient dans les académies à la fin du XIXe sècle. Le nu masculin leur était interdit aux Beaux-Arts ! Certaines étaient autodidactes. Elles ont voyagé en Afrique, en Asie, dans des conditions souvent très difficiles. Ce sont des françaises, des suisses et des belges mais aussi des anglo-saxonnes, mais pas exclusivement. Nous n’avons pas encore trouvé de partenaires mais le sujet devrait intéresser certains  musées.

Quelle programmation à venir ?

A partir de juillet prochain, nous présenterons au Palais Lumière l’exposition « Alain le Foll » qui est considéré comme l’un des plus grands dessinateurs français des années 1960-1970. Ses dessins destinés à la publicité et à l’illustration, ont contribué à façonner l’univers visuel de cette période. Parallèlement à ces travaux de commande, Alain Le Foll a développé une œuvre personnelle, privilégiant le dessin et la lithographie.

Viendront ensuite en 2022 les expositions « Christian Bérard », puis « Les arpenteurs de rêves ».

Catalogue bilingue français-allemand aux éditions Silvana Editoriale (en vente à la librairie du musée)

Infos pratiques :

La montagne fertile les Giacometti, Segantini, Amiet, Hodler et leur héritage

Dès la réouverture des musées,

Palais Lumière, Evian

jusqu’au 30 mai 2021

Palais Lumière | Ville d’Evian (ville-evian.fr)

Compléter votre visite avec : La Villa Lumière (Hôtel de Ville), La Source et la Buvette Cachat (en cours de restauration), le funiculaire, La Buvette Prouvé-Novarina…

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