Les commissaires Céline Seror et Nadine Hounkpatin devant l’oeuvre de Mary Sibande, Memoria Frac Nouvelle-Aquitaine MÉCA Saison Africa 2020
« Memoria : récits d’une autre Histoire » propose en écho à la saison Africa2020 de réinvestir notre regard, changer de perspective, questionner certaines croyances et stéréotypes pour élaborer des récits pluriels et apaisés d’une mémoire transfigurée. Cette reconstruction d’un futur possible passe par la voix des artistes mais aussi penseurs, philosophes, curateurs, poètes, convoqués par les deux commissaires : Nadine Hounkpatin et Céline Seror (fondatrices de l’agence artness et du média The Art Momentum) à la fois dans l’exposition au Frac Nouvelle-Aquitaine MÉCA et dans le livre/ouvrage qui l’accompagne (Editions Actes Sud). Claire Jacquet, à l’origine de cette invitation, rappelle son engagement en faveur de la scène africaine contemporaine qui a gagné une vraie place dans les collections du Frac depuis son arrivée et lors de l’exposition Folk Art Africain ? organisée en 2015 avec la Fondation Zinsou. Comme elle le souligne, Nadine Hounkpatin et Céline Seror ont su s’emparer des vastes espaces du Frac à la MÉCA et des enjeux avec beaucoup d’intuition, d’intelligence et de finesse. L’ensemble du parcours dégage en effet une grande cohérence formelle et puissance esthétique. Le politique y est sous-jacent mais non imposé. Chacun est invité à faire son propre cheminement dans des géographies fluctuantes au fil des trois chapitres qui scandent cette narration : De l’intime à l’universel, Quand la mémoire fait œuvre politique et Fabulations, fictions et autres imaginaires. Dans la ville de Bordeaux cette démarche a une résonance toute particulière comme s’en empare Na Chainkua l’une des 14 artistes du parcours. Une ombre qui plane et incite à rester vigilant pour ne pas tomber dans de possibles écueils. Assurément c’est l’une des propositions Africa2020 qui fera date.
Nadine Hounkpatin et Céline Seror, pouvez-vous nous présenter votre démarche ?
Céline Seror : Notre binôme ne s’est pas improvisé pour l’occasion mais est le résultat d’une collaboration qui a démarré il y a un peu moins de 10 ans autour de la possibilité d’offrir de nouvelles narrations produites et écrites par des artistes du continent africain et ses diasporas à travers notre agence, basée entre Amsterdam et Paris. Artness se veut un espace d’échanges où nous interagissons de manière régulière avec des artistes mais aussi des professionnels de l’art, des experts dans leur domaine à travers les différents projets sur lesquels nous travaillons. A présent il s’incarne formidablement dans ce projet de collaboration entre les équipes du Frac et nous-mêmes.
Citation de Nina Simone en prologue
« Le devoir d’un artiste, en ce qui me concerne, est de refléter l’époque (…) Et à ce moment crucial de votre vie, où tout est si désespéré, où chaque jour est une question de survie, je ne pense pas que vous puissiez vous empêcher d’être impliqué. Les jeunes noirs et blancs, le savent.. »
Nadine Hounkpatin : Nous avons choisi cette phrase des années 1970 parfaitement en accord avec ce que nous vivons aujourd’hui. Nous allons essayer de comprendre ensemble de quelle manière les artistes nous donnent un reflet de notre époque, puisent dans nos mémoires et nous laissent entrevoir un futur possible. Pour cela nous avons divisé l’exposition en 3 grandes parties. La première partie « De l’intime à l’universel » où il est question de faire rimer les récits personnels, les expériences intimes avec une mémoire collective. Ce que je ressens n’est-il pas valable par un ensemble beaucoup plus grand de personnes ?
Pourquoi avoir choisi l’œuvre de Mary Sibande pour ouvrir le parcours ?
NH : L’œuvre de l’artiste sud-africaine Mary Sibande « Wish You Were Here » a une place particulière en effet dans le parcours. L’artiste se saisit de l’histoire de sa propre famille, une lignée de femmes fortes et courageuses au service des riches blancs sous le régime de l’apartheid à qui elle a veut rendre hommage en cassant cette fatalité. Cette sculpture à la taille exacte de Mary représente son alter égo qui évolue au fil de sa carrière d’artiste. Sophie est le nom que l’on donnait aux domestiques noires pour éviter d’avoir à utiliser leur noms sud-africains. Marie donne à Sophie un nouveau rôle et la place au centre de l’histoire comme détentrice du fil de cette narration, d’un rouge sanglant comme trace et résurgence de cette violence dans le présent. Elle porte une robe bleue qui symbolise cette période de l’apartheid (qui commence en 1938 et s’achève en 1991) et de style victorien. L’artiste donne une forme de majestuosité à Sophie qui garde pourtant ses attributs de servitude que sont le tablier et la coiffe blanche. Le fil de la narration, de l’histoire familiale et collective devient porteur d’espoir. Il mène à cette lettre S dessiné en héraldique qui évoque une sorte de mythologie. Ce S évoque les futurs, le prénom de Sophie, le nom de l’artiste mais aussi Superwoman comme cela est explicité dans la photo où l’on perçoit à travers son regard non pas la revanche ou la recherche de coupables mais une volonté d’apaisement. Si elle a conscience de ce passé, Sophie/Mary a également conscience de sa capacité à réécrire l’histoire et la suite du récit.
Les enjeux de cette exposition
CS : Nous concevons le Frac Nouvelle-Aquitaine MÉCA, le livret de visite et le catalogue éponyme comme de potentiels espaces d’expression. Des espaces collaboratifs et remplis de voix, celles des artistes mais aussi et au-delà, des intellectuels, des poètes, des philosophes invités à collaborer/à s’exprimer.
L’un des enjeux de cette exposition est résumé par la phrase de Oulimata Gueye inscrite sur le mur de la première salle : « Désaxer les regards pour redevenir le sujet de sa propre histoire ».
NH : Aux côtés de Mary Sibande, l’artiste zimbabwéenne Georgia Maxim reprend également cette question de l’intime et de l’universel à travers la pratique du textile à partir d’une malle de vêtements qu’elle a reçue à la mort de sa grand-mère. Plaçant la vie de ses aïeuls et de ses proches au centre de son œuvre, elle souhaite que cette histoire personnelle et collective s’inscrive dans l’histoire de l’art. Elle se saisit de la couture comme d’un pouvoir qu’elle accepte et transforme en une forme d’injonction. De même avec Enam Gbewonyo dont les œuvres sont montrées pour la première fois en France qui investit lors de performances le bas nylon couleur chair, objet intime chargé d’invisibilisation. Cette symbolique du bas nylon est reprise par Myriam Mihindou avec une grande force dans sa performance filmique La Robe envolée.
Comment avez-vous procédé au choix des artistes ?
CS : Ce choix s’explique par notre expérience commune avec Nadine et cette proximité avec ces artistes que nous suivons depuis plusieurs années. Il était important pour nous de bien définir le propos initial de l’exposition en écho avec la Saison Africa2020 et la thématique du renouvellement des regards. C’était donc l’un de nos premiers critères.
L’autre critère s’inscrit autour des notions de mémoire et d’histoire qui sont propres à notre pratique curatoriale avec un travail en profondeur sur chacune des artistes. Le choix était difficile à faire en effet, beaucoup d’artistes qu’ils soient hommes ou femmes pouvant potentiellement s’inscrire dans ce propos.
Pourquoi le Focus Femmes ?
NH : Nous avons accepté le challenge d’inscrire l’exposition dans le cadre du Focus Femmes en réponse à la volonté de la commissaire générale N’Goné Fall. A partir de notre expertise, nous nous sommes penchées de façon très attentive sur ces femmes qui forment le marché de l’art contemporain africain, non seulement artistes mais aussi art-activistes qu’elles soient curatrices, galeristes, historiennes de l’art… basées en Afrique ou qui ont un lien avec l’Afrique. La chance que nous avons eu avec ce projet était de pouvoir mettre en avant plusieurs voix, disséminées à la fois dans l’exposition mais aussi dans le catalogue ou le livret qui l’accompagne. Comme le souligne Céline, la tâche était compliquée face à une offre pléthorique tant au niveau de l’esthétique que des propos. Nous avons dû imaginer une scénographie qui soit en écho avec l’ensemble de ces enjeux.
Quels ont été vos parti-pris scénographiques ?
NH : Quand nous avons découvert le grand espace du Frac Nouvelle-Aquitaine MÉCA notre premier réflexe a été de nous réjouir face au nombre potentiel d’artistes mais nous avons préféré plutôt resserrer le point de vue afin que le regardeur puisse se concentrer sur un nombre limité d’œuvres et pouvoir ainsi investir son propre questionnement sans être perturbé. Nous voulions que le titre Memoria soit une clé pour entrer dans chaque univers et ainsi dépasser le critère esthétique. Nous ne voulions pas d’un ensemble qui ne resterait qu’en surface. Je pense que cet objectif est atteint.
Portée et place du politique
CS : Nous avons conçu cette exposition comme une proposition. L’aspect politique est non pas imposé mais laissé à chaque interprétation personnelle. Ces temps de respiration, ces espaces qui restent disponibles autour des œuvres permettent de véritablement se les approprier et en décrypter la force. Le regardeur est libre de prendre cette exposition comme un point de départ vers une réflexion personnelle et universelle, présente et future.
NH : Le politique est là, sous-jacent mais à la manière d’un Frantz Fanon qui dans l’introduction de son ouvrage Peau noire, masques blancs, écrit : “Je n’arrive point armé de vérités décisives. Ma conscience n’est pas traversée de fulgurances essentielles. Cependant, en toute sérénité, je pense qu’il serait bon que certaines choses soient dites. Ces choses, je vais les dire, non les crier. Car depuis longtemps, le cri est sorti de ma vie”. Ces choses, nous les posons là, avec les artistes !
Comment les artistes nous invitent-ils à imaginer un futur commun possible ?
NH : Céline et moi en tant que commissaires avons pris le parti de laisser les artistes s’exprimer, d’être à leur écoute même si cela peut sembler une évidence de le dire. Ils ont cette capacité à puiser dans nos mémoires, à continuer à les faire vivre, expliquer nos présents, exposer des vérités pour pouvoir dessiner des futurs possibles. Possibles et j’insiste car si et seulement si, l’on accepte certaines choses du passé. Ce sont comme le résume Josèfa Ntjam des récits « futuribles ».
CS : J’ajouterai également la notion du collectif inhérente à l’exposition qui nous invite à nous interroger sur notre propre individualité et à notre capacité à nous refléter les uns avec les autres dans ce futur commun.
L’œuvre de l’artiste Na Chainkua fait spécifiquement allusion à un élément du patrimoine architectural de Bordeaux
NH : J’avais depuis longtemps entendu parler à Bordeaux de ces images d’esclaves dans l’architecture mais un peu comme une légende. En travaillant sur Memoria la démarche de Na Chainkua m’a en quelque sorte fait sourire car elle a su remettre en centre du regard cette histoire, alors que jamais personne ne prêtait attention à ces mascarons aux effigies d’esclaves. Ils vont donc continuer à vivre dans nos mémoires. C’est un acte à la fois artistique et symbolique très fort et je suis particulièrement contente de participer à l’écriture de ces récits autres.
Comment vous positionnez-vous par rapport au marché de l’art dit africain contemporain ?
NH : Notre pratique est indépendante du marché. Céline et moi travaillons à l’instinctif d’une certaine manière et c’est pour cela que nous arrivons à nous entendre depuis longtemps malgré le fait que nous ayons des expériences de vie très différentes. Je suis d’origine béninoise, Céline est française avec des origines ancrées en Algérie. On peut aussi avoir des points de rupture et l’on y travaille à travers nos nombreux échanges. Ce qui nous relie et nous porte dans nos projets ce sont ces notions de partage, de transmission, par le biais de la transdiciplinarité, et de la transculturalité, une forme de conscience collective qui nous permet à tout un chacun d’apporter une pierre à l’édifice.
CS : De leur côté, les foires font un travail formidable de catalyseur, défrichage de talents, offrant une visibilité internationale aux artistes, qui nous porte également même si à travers nos expositions nous ne sommes pas animées des mêmes objectifs et ne tenons pas forcément les mêmes discours.
Dérives possible de la labellisation de ces artistes et d’un certain formatage
CS : Il est certain que pour Touria El Glaoui que j’avais rencontré lorsqu’elle a créé 1 : 54, sa volonté n’était pas forcément de labelliser ces artistes mais plutôt de leur offrir enfin un vrai espace de représentation avec comme intention ultime que ces artistes et galeristes soient intégrés à d’autres foires mondiales comme Frieze, Art Basel… Cette labellisation a toujours son double tranchant mais en attendant une intégration accomplie, cette scène qui souffre encore de certains stigmates et préjugés, a reçu une visibilité inédite à laquelle nous apportons également notre contribution personnelle.
L’exposition Mémoria : récits d’une autre Histoire est le temps fort du programme régional VIVANTES ! du Frac Nouvelle-Aquitaine MÉCA qui explore la représentation des femmes dans l’art et ses enjeux, à la MÉCA de Bordeaux et en région Nouvelle Aquitaine.
Catalogue aux éditions Actes Sud bilingue français-anglais
En savoir plus : les actualités des commissaires
Infos pratiques :
Memoria : récits d’une autre Histoire
Jusqu’au 21 août
Ouverture aux professionnels sur demande
Frac Nouvelle-Aquitaine MÉCA (fracnouvelleaquitaine-meca.fr)