Lucas Leffler, série Home Play
J’avais interviewé Delphine Dumont, directrice de PhotoBrussels Festival le 1er décembre et j’avais hâte de découvrir « The World Within », ces fenêtres multiples sur l’année écoulée suite à la très belle initiative du collectionneur et fondateur de Hangar, Rodolphe de Spoelberch qui a lancé avec elle cet appel à projets en guise de soutien aux artistes et photographes face à cette crise. Le jury a sélectionné 27 sensibilités et univers qui trouvent chacun leur place sur les trois étages de l’élégant espace de Hangar, en plein cœur de Bruxelles. Certains lauréats sont déjà repérés et ont été récompensés, d’autres sont plus émergents comme la benjamine Laure Pallot diplômée de la Cambre, prestigieuse fabrique de talents avec qui Delphine Dumont a tissé des liens dès le départ.
De ce panorama ressortent les questions de paysage, de portrait, de la vie au naturel, de l’intime. Des « quarantine stories » à la fois drôles, résignées, inventives, surréalistes même, absurdes ou combatives. Inattendues toujours. Le réel est documenté, sublimé ou fantasmé, tenu à distance ou au contraire saisi, « mis en pièce » pour reprendre le titre de la série assez crue de Lucile Boiron (sur laquelle je reviendrai), selon l’état d’esprit et le contexte de chacun des protagonistes face à sa fenêtre et avec les moyens dont il ou elle dispose.
L’on remarque dès l’entrée Julia Fullerton-Batten (DE) dont l’une des images a été reprise pour l’identité visuelle de cette édition. Intitulée « Penelope, Lockdown Day 51 », cette jeune femme vêtue d’un bonnet de bain et d’un peignoir est dans sa chambre et l’on devine en regardant mieux qu’un bateau est tout proche de sa maison. Elle déclare d’ailleurs avoir la chance de vivre près d’un fleuve. Le principe de cette série fixé par la photographe était que chacun.e des volontaires devait se trouver à sa fenêtre avec des vêtements choisis avec soin, et sans aucun contact avant et pendant la prise de vue.
Autre de mes coups de cœur et sans suivre obligatoirement le sens de la visite pour Alexandra Serrano (Fr) : l’herbier de la pandémie. Elle s’est fixée comme objectif une production par jour à partir de coupures de presse relatant la vie pendant le Covid et de plantes collectées lors de ses courtes balades quotidiennes qu’elle assemble selon le procédé du cyanotype qui donne ce halo bleuté et nostalgique aux images. Le temps de mise au point et de germination du processus renvoie à ce long temps suspendu.
Dans une approche plus conceptuelle, Lucas Leffler (BE) a mis en place un protocole de travail et de jeu à partir d’éléments de mobilier ou de décor de sa maison. « Home Play » revisite par ce biais de grands moments de l’histoire de l’art : les nymphéas de Monet avec un simple rideau qui flotte à la fenêtre, le surréalisme ou Supports/Surface avec des chaises empilées et des lampadaires posés au sol, le all over de Pollock avec le papier peint du séjour, les sculptures molles de Oldenburg avec un rideau de douche mais aussi le clair obscur d’un Vermeer ou d’un Georges de La Tour. Still life, day and night. C’est brillant et conçu avec une réelle économie de moyens !
Edgar Martins (PT) que nous avions découvert à la Fondation Gulbenkian (multi-primé et présent dans des collections majeures) adopte aussi une approche conceptuelle en créant des diptyques à partir de vues de villes confinées (il a traversé trois épidémies le SARS, le H1N1 et le Covid) auxquelles il combine des expérimentations photographiques. Il associe ainsi à l’expérience vécue une réflexion sur la nature même du medium.
Portrait de ville également chez Giovanni Hänninen (FL) qui s’est penché sur Milan déserté de ses habitants, comme l’ont fait d’autres photographes fascinés par le calme de nos capitales, si ce n’est qu’il a choisi l’angle mort des panneaux publicitaires redevenus blancs. « The missing Piece » ou le carré blanc de Malevitch. Un détail que l’on se prend à chercher comme dans une devinette.
Dans une veine plus naturaliste, Yann Laubscher (CH) avec La Baumette nous décrit une vie en autarcie dans une ferme. Dernier réservoir de nature pour cette communauté en résistance. La misère n’est pas loin et ces images dégagent quelque chose de très brut et essentiel, proche de la peinture. On songe à Lucas Cranach ou Egon Schiele devant ces corps nus et abimés qui prennent une douche dans une clairière.
La question des corps traverse également la série de Patrick Messina (Fr), l’un des fondateurs de France(s) Territoire Liquide dont on connait les portraits de villes. Avec « Bout du monde » il se focalise dans son quartier de Pantin sur l’habitude de quelques adolescents d’aller s’entrainer au stade proche malgré les barrières et les interdits. Le vol d’un oiseau, la course d’un nuage viennent alors percuter ces corps en apesanteur qui se livrent à une sorte de performance sans spectateur ni défi si ce n’est de trouver une simple échappatoire.
Last but not least, je garde le meilleur pour la fin avec Gérôme Barry (FR) qui clôt le parcours sur une note d’humour rafraîchissante et introduit l’image filmique également présente dans ce panorama. Il rejoue dans des scénettes de son invention (appelées webséries de confinement) des personnages drolatiques empruntés au cinéma : Tatie, Lubitsch, Laurel et Hardie, les mafieux de Scorcese.. dans l’espace réduit de son studio avec des ustensiles de cuisine, et modestes accessoires : chapeau, casquette, valise.. La séquence « je joue au poker contre moi-même » inspiré de l’Arnaque avec Paul Newman est un petit bijou et tant d’autres ! A recommander pour venir à bout des traumatismes de cette période.
Il faudrait également citer des approches plus documentaires et sociétales qui bien qu’étant moins proches de ma sensibilité ont un réel intérêt tels que les adolescents face à leurs écrans (Jean-Marc Caimi & Valentine Piccinni) et l’on sait le tribu que paie la jeunesse, les travailleurs sociaux exploités qui doivent squatter pour survivre et font des métiers essentiels tels que infirmière ou caissière (Gonçalo Fonseca) ou une mère avec son enfant atteint de trisomie 21 qui doit apprivoiser cette notion de Coronavirus dans son monde intérieur (Laure Vasconi) soulignant la détresse psychologique accrue des personnes souffrant de handicap.
On l’aura compris, au-delà du contexte très exceptionnel de cet appel à projets, le miroir tendu par The world within rejoint l’élan de ces grandes missions photographiques (du New Deal à la Datar ) et aventures collectives (The Family of Man) qui ont marqué les époques tout en gardant un souffle très poétique. The world within fera bientôt partie d’une mémoire de ce confinement qui sera enseignée dans les livres d’histoire (numériques) des générations à venir.
Catalogue indispensable et bientôt collector ! Préface de Christian Caujolle. (disponible à la boutique)
Coup de coeur Leica est français : Frédéric Stucin. Il a convaincu le Jury pour ses vues très cinématographiques de Paris confiné.
Infos pratiques :
PhotoBrussels Festival 5ème édition
The World Within
Du 21 janvier au 27 mars 2021
Book your tickets :
Hangar photo art center & Bookshop
18 Place du Châtelain,
1050 Brussels
Tarifs
Normal 5 €
Réduit 3 €
Horaires
Du mardi au samedi 11/18h
Hangar photo art center
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