FOMO VOX

La vie des tables au Crédac : une exposition résiliente et nécessaire

La vie des Tables Crédac 2020 Vue d’exposition_(c)Marc Domage 

« Les idées naissent souvent d’une marche, d’une nage dans l’eau claire des lacs, en mangeant une tartine de confiture, pendant une insomnie, en jouant au Memory, en lisant des textes inspirés. ..Lorsqu’elles apparaissent il faut les pincer suffisamment fort pour les retenir jusqu’à sa table de travail. Qu’elles soient de cuisine, d’atelier ou de bureau, les tables incarnent l’endroit où les intuitions prennent forme ». Claire Le Restif

Même si tout le monde n’a pas le génie de Picasso qui griffonnait des dessins incroyables sur des coins de table, cette exposition qui n’a rien avoir avec les tables spirites du XIXème siècle, est l’une des bonnes surprises du confinement. Elle tient du génie de Claire Le Restif en réaction à ce contexte qui a reclus de nombreux artistes, privés de projets et de visibilité. Dans le prolongement de ses lectures de l’activiste et écrivaine américaine Lucy R. Lippard qui constate que les artistes notamment femmes ont été souvent obligés de travailler dans un cadre domestique et le plus souvent sur leur table de cuisine, souffrant d’un manque évident d’espace de création, (la fameuse « chambre à soi » que revendique déjà Virginia Wolff) et à partir d’une œuvre de Hugues Reip, une série de 25 petites sculptures faites de rebus et posées sur une simple table de cuisine en formica, la directrice du Crédac invite alors 50 artistes à lui envoyer par la poste des œuvres ou protocoles d’oeuvres pensés pendant cette période de repli ou en réponse à cette invitation. Qu’elles soient modestes, à l’état de prototype ou au contraire pleinement abouties, le caractère spontané des propositions domine. Cette relecture de pratiques artistiques du bricolage s’inscrit aussi dans une réactivation du mail art né à New York avec Ray Johnson (New York Correspondance School). Pour chaque œuvre transmise, l’équipe du Crédac imagine alors une table associée qu’ils ont collecté sur des sites de revente en ligne, auprès d’Emmaüs ou chez eux parfois comme Claire Le Restif et sa table de camping qui reçoit l’œuvre de Boris Achour « News from friends » cette sorte de fausse correspondance amicale avec des figures tutélaires de l’art décédées.

La vie des Tables Crédac 2020 Vue_d’exposition_(c)Marc_Domage 

Dès l’entrée de la première salle, Ana Jotta avec « Amador profissional » ready made conçu à partir d’une plaque émaillée trouvée chez un brocanteur, dont la formule questionne la notion de valeur de l’art et de l’artiste, souvent taxé d’amateurisme professionnel, pose les jalons de ce qui va suivre. Ce jugement de valeur renvoie au statut de l’artiste qui a été largement évoqué au cours de cette crise. Sarah Tritz avec ces sablés faits maison alignés sur une table de cuisine en formica dans un côté volontairement très rudimentaire accentue cette porosité entre l’univers domestique et celui de l’exposition. Flora Bouteille donne une lecture plus fictionnelle avec « De fausses armes dans la vie, de vraies armes dans les images » ces court-circuits suggérés par ces menus indices, bribes de narration en puissance. Une veine surréaliste que l’on trouve également avec Katinka Bock et cette simple cuillère fichée dans le pied d‘une table « Toxic J, 2002 » qui prend un caractère ambigu entre psychotropes, absinthe ou héroine. Gaëlle Choisne avec le jeu de cartes à jouer étalé dont une seulement est retournée, le joker (suite à une séance avec Claire Le Restif) nous met sur la piste du divinatoire et de la prédiction d’un futur bien incertain. L’artiste au gré de ses ballades collecte ces cartes depuis 2010. Louise Hervé & Clovis Maillet avec « Un verre d’eau » imaginent une exposition en miniature, la pandémie les ayant privées de leur exposition prévue pour la biennale de Busan 2020 en Corée du sud. La table 14 au milieu de l’espace est celle qui a inspiré pour partie Claire Le Restif, « 0.25 » de Hugues Reip déjà montrée au Crédac en 2018 (exposition L’Evasion de Hugues Reip) ces 25 petites sculptures transportées dans une valise nées des bricolages de jeunesse de l’artiste et rejouant certains principes de l’art minimal. Chez Jean-Charles de Quillacq, il est question de sexualité contrariée pendant cette période de réclusion forcée avec « Boyself » qui reprend les kits de fabrication de godemichets « maison » à partir de moulages de sa propre verge. La question charnelle est également abordée par Mimosa Echard avec ces corps lascifs et alanguis sur la table, rembourrés de membranes de nylon et comme offerts au regardeur. Etranges textures et textiles également à l’œuvre avec Liz Magor et ce moulage de fleur posé sur la table de cuisine, un bulbe d’amaryllis en caoutchouc d’un gris verdâtre destiné sans doute à une fin certaine. Tous les regards convergent vers cette extrémité de la salle entre les deux façades de verre où l’oeuve de l’artiste franco-libanaise  Nour Awada prend un réel impact. Lors d’une performance qu’elle a filmée, l’artiste a brisé cette table dressée pour un repas qui renvoie à son histoire personnelle le deuil de son père et la déflagration ressentie par les libanais au moment de la tragique explosion du port de Beyrouth. Dans certains rituels funéraires la table à manger familiale accueille le corps du défunt. On quitte cette 1ère salle sous le « Mur, mur.. murmure » de Francisco Tropa avec cet œil lumineux qui nous observe.

La vie des Tables Crédac 2020 Vue_d’exposition_(c)Marc_Domage 

La salle 2 ouvre sur la table des invités qui accueille au jour le jour des propositions de personnalités proches du Crédac. Noé Soulier induit la possibilité d’une chorégraphie avec ces instructions laissées au visiteur sur ce carnet ouvert placé au côté d’un verre et d’une carafe d’eau, invitation à décelérer pour goûter au temps présent alors qu’Eva Berto avec cette accumulation de minutes de retard par jour nous en rappelle le « manque à gagner ». Les notions de nomadisme et de précarité sont sous-jacentes au projet du collectif le Wonder, artist run space qui est représenté ici par Nelson Pernisco et Thomas Teurlai (dont nous avons déjà parlé). L’esthétique de la ruine, du déchet industriel, du recyclage traversent leurs propositions : un bunker/fusée chez Nelson Pernisco, des aspirateurs assistés de masques chirurgicaux amalgamés à un kit de survie en zone post apocalyptique pour le Thomas Teurlai. Chez Corentin Canesson le confinement a donné lieu à une sorte de routine de 112 acryliques sur papier présentées comme un éphéméride. Pour Tiphaine Calmettes la notion de table est synonyme de repas collectifs, ces rituels qui renvoient à nos besoins alimentaires et leurs incidences sur notre environnement. Pour Anne Bourse la nappe usée et marquée de traces de café ou de champagne renvoie à cette bienheureuse parenthèse de l’été « Wish July is still up so August can come soon». Chez Pierre Ardouvin il y a également comme une mélancolie devant ces petites figurines kitsch qui évoquent la fête foraine, des « petits monuments éphémères » qu’il a constitué pendant le confinement dans la Drôme avec des rebus collectés.

Dans la 3ème et dernière salle, nous découvrons la seule proposition vidéo de l’exposition avec Aurélie Froment qui revisite le film Lenny de Bob Fosse et la figure du grand comique américain Lenny Bruce (1925-1966) interprété par Dustin Hoffman qui se trouve à contre-emploi comme désacralisé. Charlotte Moth avec ces objets collectés et infimes détails scénographiques interroge les modalités de présentation d’une œuvre, avec cette quête désespérée de verticalité d’une simple feuille en tissu. Chez Ali Cherri l’oiseau naturalisé dans ce qu’il représente de projections naturalistes et scientifiques à travers ces aquarelles réalisées pendant le confinement et ce spécimen taxidermisé devient comme un spectre de la mort pétrifié. Mathis Collins entre double de l’artiste solitaire et alcoolisé et autoportrait carnavalesque sous ce masque de Polichinelle induit de nouveau un possible renversement des valeurs, tout comme Morgan Courtois avec ce parfum  « Aubervilliers 2020» qu’il a imaginé au grès de ses trajets entre contenant bon marché Rivière d’amour, divers effluves collectées : goudron, café, lavomatic, shit, une touche chic de Bois d’agent de Maison Christian Dior et un flaconnage avec typographies hybrides.

La vie des Tables Crédac 2020 Vue_d’exposition_(c)Marc_Domage 

Last but not least, Kapwani Kiwanga qui avec « Mantle » annonce sa prochaine exposition au Crédac qui s’est vue décalée par le confinement (relire mon interview de Claire Le Restif le 7 avril).  Le titre désigne un manteau et à l’idée de dissimulation avec cet assemblage de matériaux de l’atelier : le miroir sans tain, la photographie du store vénitien, dit : jalousie, renvoient à ces notions de surveillance, de codes dominants et de systèmes de pouvoir chers à l’artiste. « A certain distance » son exposition au titre prémonitoire avoir lieu en 2021.

La vie des tables est non seulement une démarche résistante mais relève également le défi de donner à voir toute l’amplitude de la création d’un artiste à travers des procédés extrêmement simples et modestes qui dessinent une sorte de paysage d’une grande cohérence. Une approche résolument en phase avec les enjeux du monde de l’après !

Relire mon interview confiné de Claire Le Restif

A noter que Claire Le Restif est commissaire de l’exposition SuperStation de la foire Paris Internationale qui se tient du 22 au 29 octobre dans la supérette vide du 12 rue de Montyon, Paris 9.

En partenariat avec le Festival d’Automne de Paris.

Infos pratiques :

La vie des tables,

Exposition collective

Jusqu’au 13 décembre 2020

Crédac,

La manufacture des œillets

Gratuit mais sur réservation préalable indispensable (mesures COVID 19)

Quitter la version mobile