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Annabelle Ténèze -les Abattoirs, du « Refuge » au confinement par Stéphane Thidet

Stéphane Thidet, « Sans Titre, le Refuge » 2007, 424x 560 x 400 cm Bois, plafond de pluie, meubles (tabourets, chaise), objets divers. Frac Midi-Pyrénées, les Abattoirs, Toulouse

« Le Refuge de Stéphane Thidet, œuvre emblématique des Abattoirs est la métaphore d’un abri devenu lieu d’enfermement et d’isolement imposés »

Annabelle Ténèze souligne à quel point les Abattoirs ont eu de la chance, par rapport à d’autres institutions culturelles qui se sont trouvées au début du confinement prises en phase de montage, d’avoir l’ensemble des expositions montées (cf. liste des expositions en fin d’article). Tout est prêt pour la réouverture, bien évidemment, dans des conditions sanitaires qui auront été adaptées et validées et dans lesquelles les visiteurs pourront renouer en toute sécurité avec l’art. Elle reconnaît avoir pris plaisir à répondre à cette proposition de choix d’une œuvre en résonance avec la crise que nous traversons, un exercice auquel elle s’est livrée régulièrement avec l’équipe des
Abattoirs.

Son choix s’est porté sur Stéphane Thidet, « Sans Titre, le Refuge » 2007.

Contexte d’acquisition :
Cette œuvre a été commandée pour l’édition 2007 du Printemps de Septembre par le CNAP et est depuis entrée dans les collections des Abattoirs. La question de son titre a été soulevée dès son inscription à l’inventaire. L’artiste souhaitant garder cette double mention, d’absence de titre et de
dénomination précise, il nous place d’emblée dans une situation paradoxale et brouille les pistes de nos attentes.

Stéphane Thidet, « Sans Titre, le Refuge » 2007 Frac Midi-Pyrénées, les Abattoirs, Toulouse

Pourquoi ce choix ?

Il y a des moments où des œuvres font adhésion. Cette œuvre est devenue emblématique de nos collections. Nous l’avons montrée à plusieurs occasions notamment au moment des 30 ans des FRAC et dans d’autres lieux que les Abattoirs, comme l’aéroport de Toulouse, avec un effet toujours très fort sur le public. Elle parle à tout le monde, même si cela peut sembler cliché de le dire, et en même temps à chaque individu. Au sein du musée nous l’appelons chacun d’une façon différente, ce qui est un signe d’appropriation. En ce qui me concerne je n’ai pas le réflexe de l’appeler le Refuge mais « la maison qui pleure » et je ne suis pas la seule. C’est une œuvre, comme beaucoup chez Stéphane Thidet, qui n’opère finalement qu’une légère inflexion de la réalité. Elle a le format réel d’une maison, on pourrait y rentrer. Elle est en bois comme une cabane avec l’imaginaire associé d’un espace de nature, dans un lieu un peu reculé, dégageant une impression à la fois d’étrangeté et de grande familiarité. Son mobilier ajoute à cette familiarité, comme cette lampe allumée. Mais plus cette maison nous devient familière, plus le contraste avec cette pluie qui tombe est troublant par ce mécanisme invisible. Stéphane Thidet est un inventeur qui créé des formes techniques assez improbables et terriblement ingénieuses à partir desquelles il montre des choses presque normales et naturelles. Mais je défie quiconque regarde l’œuvre de comprendre comment le système hydraulique fonctionne. Les murs, les meubles et quelques livres dégoulinent sans discontinuer, suscitant un vrai malaise et une attirance troublante, comme une mise en péril.

Stéphane Thidet, Bruit Blanc
© EPV / Thomas Garnier, château de Versailles

La démarche de Stéphane Thidet à l’ère de l’Anthropocène :

Si l’on regarde le travail global de Stéphane Thidet il remet en question des éléments de familiarité et des formes primaires et archaïques par une rencontre fortuite qui appelle un renversement de valeurs. Parmi les interventions récentes de l’artiste, on se souvient de son étang gelé avec ces bois flottants mystérieux présenté lors de la Nuit Blanche en 2016, sur le parvis de l’Hôtel de Ville à Paris, ayant pour titre « Sommeil ». Il a souvent travaillé cette notion du froid comme au Château de Versailles dans le cadre de l’exposition collective organisée par le Palais de Tokyo, où il investit et
détourne l’origine du Bosquet de la Salle de Bal, à l’aide de vestiges givrés, comme les vestiges d’un temps suspendu, d’un décor abandonné et cassé avec ce piano retourné: « Bruit Blanc ». Ce gel était très troublant à rebours de l’hiver, suggérant cette idée de réchauffement de la planète que l’on ne veut pas voir.
L’artiste emploie souvent le registre des éléments naturels ce qui a un écho très fort avec les questions climatiques actuelles, à l’aide d’un sens de la narration onirique et subtil et d’un effet post-apocalyptique.

La question d’éléments météorologiques est aussi présente dans le Refuge avec cette pluie incessante et diluvienne. Il n’y a pas un moment d’arrêt, de répit. Cette notion d’une forme de détournement d’éléments de la nature est très spectaculaire chez l’artiste parce qu’elle est à la fois fascinante et dérangeante. Comme on a pu aussi le constater lors de son installation à la Conciergerie, à l’invitation du Centre des Monuments Nationaux en 2018, où il détourne la Seine, ce qui semble incroyable alors que, quand on se penche sur l’histoire de Paris, le cours de la Seine a subi plusieurs modifications. On sait notamment que la Bièvre coulait à Paris il y plusieurs siècles et jouait un rôle important pour les tanneries, alors qu’elle est devenue souterraine et invisible à présent. Ce détournement de la nature sur lequel on pose un regard gêné est en réalité très fréquent, caractéristique de l’action humaine, parfois à ses dépens. La dernière intervention de l’artiste en Occitanie remonte en 2017, pour le Pavillon Blanc – centre d’art de Colomiers, quand il avait imaginé un labyrinthe d’orties, sous la forme d’un magnifique jardin à la française suggérant encore une fois ce contraste entre une narration poétique et un paysage plein de menaces, entre une forme parfaite et une plante considérée souvent comme nuisible.

Stéphane Thidet, Détournement La conciergerie CMN

Entre refuge et isolement :

Ce refuge se refuse toujours à nous, puisque la seule solution qui s’offre à nous pour y entrer serait d’accepter d’être complètement mouillés et de s’installer dans cette crue. Ce refuge, totalement détourné de sa vocation première, oscille entre hostilité et fascination parce que l’on a malgré tout très envie d’y entrer, de passer la tête pour tenter de comprendre, attirés également par le son qui est très fort de la pluie qui tombe. L’œuvre joue beaucoup sur les sensations car l’on perçoit toute cette humidité fraîche par notre peau, on entend ce bruit, suscitant une tension supplémentaire. Une
forme de réalité très proche s’entremêlée à une métaphore quasi surréaliste de la « maison qui pleure » parce que nous avons tous ce réflexe du refuge, de la maison de famille, du cocon, du bien-être, que l’on aimerait avoir, que l’on arrive à avoir, que l’on perd et que l’on rêve de retrouver, que l’on pleure de chagrin.

Une maison peut être un cocon et en même temps devenir lieu de l’enfermement. Nous avons tous ce rapport étrange vis-à-vis de ce lieu où l’on se retranche du monde pour se retrouve face à soi mais on sait aujourd’hui combien le confinement fait de certaines maisons des lieux de violence. Ce n’était peut-être pas l’idée première de Stéphane Thidet mais la résonance devient particulière dans ce contexte qui est le nôtre, ces maisons où l’on pleure beaucoup du fait de cette proximité forcée, de cette soumission obligée, parfois violentes, de ces cris et de ces pleurs qui s’y jouent mais que l’on n’entend pas forcément, que l’on aimerait pouvoir arrêter. Cette œuvre est fascinante par toute cette multiplicité de sens possibles entre l’Eden perdu, le refuge refusé mais aussi la maison où l’on ne veut pas entrer, et où, si l’on entre, on est submergé. Ce thème de la maison a été beaucoup investi par les artistes. On connaît le concept de « chambre à soi » de Virginia Woolf. On connait aussi des artistes qui ont fait de leur maison une œuvre d’art, et au-delà du Palais idéal Facteur Cheval, citons le Merzbau de l’artiste Dada Kurt Schwitters, par deux fois détruits, par la guerre, et la malchance, ou Jean Pierre Raynaud qui construit sa maison à l’aune de son œuvre et arrivé à son but, la détruit. Ce rapport d’ambiguïté très fort à la maison traverse en réalité toute l’histoire de l’art.

En écoute :

FOMO Podcast AnnabelleTénèze (les Abattoirs) et l’oeuvre de Stéphane Thidet

Parcourir les collections des Abattoirs : https://www.navigart.fr/lesabattoirs/#/artworks

Programmation de réouverture :
« Viva Gino ! Une Vie dans l’art »
« Takesada Matsutani : estampes 1967-1977 »
« Laure Prouvost. Deep See Blue Surrounding You / Vois ce bleu profond te fondre »
« Sans réserves : 20 ans des Abattoirs. Les nouveautés 60’s et 70’s de la collection des Abattoirs »
« Les statues meurent aussi. Collection Daniel Cordier »
« Guerre et Séduction. Collection de livres d’artistes des Abattoirs et invitation à Béatrice Utrilla »

Relire mon interview d’Annabelle Ténèze en décembre 2019.


https://www.lesabattoirs.org/

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