Nous entamons notre tour des acteurs de l’art brusquement impactés par la crise en Suisse à Lausanne, avec Tatyana Franck qui dirige le Musée de l’Elysée depuis 2015. Pour rejoindre le futur quartier des arts de Lausanne Plateforme 10, le Musée est appelé à déménager en septembre. D’ici là et en préfiguration, l’accent est mis sur de nombreuses initiatives numériques. Tatyana Franck nous livre une vision sensible et engagée de cette tragédie mondiale, consciente des missions qu’il incombe aux acteurs de l’art dans cette période de nécessaire rééquilibrage.
1. Comment réagissez-vous face à cette crise sans précédent au niveau du Musée de l’Elysée, sa programmation et évènements associés ?
Avec humilité, mais aussi avec réactivité. Avec humilité, car tous les musées, non seulement eux, non seulement en Suisse, mais dans le monde entier, ont été amenés à fermer provisoirement leurs portes afin de contribuer à la contention de la pandémie qui sévit en ce moment même sous toutes les latitudes. Cette décision fait partie du train de mesures décidées par l’Etat et nous y adhérons pleinement dans le souci de protéger nos collaborateurs et nos visiteurs.
Avec réactivité aussi, car cette décision impacte naturellement notre programmation et nos événements, que nous devons repenser et réaménager. Adapter nos propositions d’expositions à la situation actuelle n’est pas une mince affaire, car nous en ignorons pour l’instant la durée. Nous ne pouvons que tabler sur une projection temporelle raisonnable et devons être prêts à nous adapter encore et rapidement à l’évolution des choses. Pour autant, cette souplesse doit s’inscrire dans un cadre donné, notamment celui contractuel du prêt des œuvres que nous devons actualiser auprès des institutions et personnes privées qui en sont propriétaires, et des démarches qui y sont associées, comme les contrats d’assurances, de transport, etc. Si cet aspect ne touche pas notre prochaine
exposition reGeneration 4 dont la nature est différente de nos projets disons plus « classiques » (les tirages sont produits à Lausanne), cela a une incidence sur les expositions itinérantes du Musée de l’Elysée. Certaines œuvres ne seront peut-être plus disponibles sur les nouvelles dates d’expositions, car engagées dans d’autres projets, ou pour des raisons de conservation. Ceci sans mentionner les lieux, qui peuvent eux aussi poser un problème de disponibilité. En ce qui concerne nos événements, le hasard de notre calendrier lié à la fermeture en septembre prochain de notre site actuel en vue de notre déménagement à PLATEFORME 10, le nouveau quartier des arts de Lausanne, fait que nous avions décidé bien en amont de suspendre en 2020 notre événement phare annuel La Nuit des images, qui a traditionnellement lieu le dernier samedi du mois de juin, pour nous consacrer à un grand événement public de fermeture, prévu du 25 au 27
septembre et intitulé « Le dernier éteindra la lumière ». Nous espérons que l’évolution de la pandémie permettra de tenir cet agenda. Ce sera une grande et belle fête, à laquelle toutes et tous sont conviés.
Nous fermerons une porte pour en ouvrir une autre. Un peu à l’image de ce que nous vivons avec le Coronavirus. Un avant, un après, et surtout, un sourire dirigé vers l’avenir.
De tels événements ou programmes d’expositions ne peuvent bien sûr pas voir le jour sans le précieux soutien de nos partenaires, sponsors et mécènes, auxquels nous sommes également liés contractuellement, avec des clauses de délais et de contenus. Nous devons là encore reprendre les choses et les adapter à cette situation exceptionnelle et sommes déjà en train d’échanger avec eux pour être en mesure de tenir le cap. Grâce à leur bienveillance et à leur compréhension, notre embarcation commune arrivera à bon port. De manière différée, certes, mais elle arrivera à bon port.
L’adaptation de tous ces aspects a exigé une grande réactivité des collaborateurs, qui se sont très vite saisis des outils virtuels existants pour assurer de leur foyer la gestion, la mise en place et le suivi des projets concernés.
2. Les solutions virtuelles et digitales que vous proposez via notamment votre campagne« Le Musée de l’Elysée chez vous » sont-elles antérieures à la crise et apportent-elles une offre complémentaire indispensable selon vous ?
A l’horizon de notre déménagement à PLATEFORME 10, nous accordons depuis plusieurs années déjà une très grande importance aux nouvelles technologies qui permettent d’offrir des contenus culturels au plus grand nombre. Dans la perspective de notre futur écrin où un important espace multimédia leur est réservé, cette voie fait partie intégrante de notre vision. Grâce à un partenariat avec l’EPFL, nous avons développé un procédé de numérisation 5D des œuvres permettant leur matérialisation.
Egalement, notre projet L’Art pour tous : photographies à toucher offre en ligne et sous forme de kit un outil destiné aux personnes en situation de handicap visuel.
Toujours en préfiguration à PLATEFORME 10, nous avons aussi créé en 2017 au Musée de l’Elysée un espace d’expérimentation dédié à la culture numérique – le LabElysée – dans lequel les publics sont invités à interagir avec les nouvelles technologies.
Et finalement, nous avons entamé depuis plusieurs années le lent mais absolument indispensable processus de numérisation de nos œuvres et celui de notre bibliothèque afin d’en proposer le contenu en ligne.
Le Musée de l’Elysée se veut – est – pionnier dans ce domaine et mobilise des ressources
importantes pour répondre aux besoins des publics de demain. Il n’a, en fait, qu’anticipé l’orientation numérique définie aujourd’hui par le Département de la Formation, de la jeunesse et de la culture de l’Etat de Vaud.
3. Quel impact peut avoir selon vous un tel séisme sur l’écosystème de l’art à Lausanne et notamment le grand chantier PLATEFORME 10 ?
Comme mentionné, l’approche virtuelle des contenus culturels est une nécessité pour répondre aux besoins des publics de demain. PLATEFORME 10 a pleinement intégré ce facteur, notamment par l’approbation par le Grand Conseil d’une demande d’un crédit d’étude pour l’étude de la stratégie numérique des trois musées cantonaux de PLATEFORME 10, et la rédaction de la demande de crédit d’investissement en vue de sa mise en œuvre.
Pour répondre précisément à votre question, je dirai que la volonté des directions des trois musées qui constituent PLATEFORME 10 et celle de nos politiques a abouti à la mise en place d’un important dispositif informatique sur le site, qu’il a précédé le séisme que nous vivons, et qu’il n’en est pas la conséquence.
Maintenant, si vous pensez à un impact de délais sur le calendrier du chantier proprement dit, je pense qu’il est à ce stade trop tôt pour donner une réponse. Les architectes travaillent activement sur cette question et reviendront à nous à ce sujet en temps voulu.
3. Que pensez-vous de la fermeture annoncée de très nombreux musées américains ?
Lors de la crise bancaire et financière de 2008, nous avons pu observer en temps réel l’impact sur les musées américains de la politique des Etats-Unis à l’égard de la culture. Pour rappel, nombre de musées ont été contraints de fermer tout ou partiellement leurs portes, n’offrant parfois l’accès à leurs expositions qu’une partie de la semaine afin d’absorber la crise et de minimiser ses conséquences sur les RH et en termes de budget. Certains d’entre eux ne s’en sont jamais remis.
Ce qui se passe aujourd’hui ne m’étonne pas vraiment, compte tenu du fait que la réponse budgétaire de l’administration US actuellement en place pour la culture et l’éducation s’est encore durcie depuis pour privilégier d’autres postes de l’Etat jugés prioritaires. Cet état de faits me navre, car il y a de nombreux musées de très grandes qualités qui ne pourront pas faire face à la crise globale financière que nous vivons, qui est pire encore que celle de 2008. Je pense notamment à des musées de petite et moyenne importance, très spécialisés et qui ne pourront pas s’appuyer sur la diversité de leurs offres et de leurs contenus pour attirer d’autres publics pour compenser les pertes liées à leur fermeture.
D’autres musées seront plus en sécurité, comme ceux d’envergure nationale et internationale (MoMA, MET, LACMA, Art Institute – Chicago, National Gallery of Art – DC, Getty Center, …). Mais leur budget de tournus annuel est proportionnel à leur gigantisme. Arriveront-ils, même soutenus par les généreux philanthropes qui les accompagnent habituellement, à faire face aux pertes annoncées sans une forte réduction de leurs voilures ?
Ceci dit, et au vu des pertes humaines projetées aujourd’hui aux Etats-Unis liées au Coronavirus, nous ne pouvons qu’éprouver une profonde empathie pour eux et souhaiter que la priorisation des ressources à dispositions, quelles qu’elles soient, soit décidée bien là où elle sera vraiment nécessaire.
5. Pensez-vous qu’en matière de conscience écologique cette crise soit une alerte et entrainera des changements durables dans nos habitudes et comportements pour concevoir et montrer de l’art, le partager et le vivre ?
Je qualifierai la période que nous vivons depuis peu d’intense et intéressante et me pose parfois la question de comment les archéologues du futur l’appréhenderont et la décortiqueront dans leurs livres d’histoire, et la place qu’ils lui réserveront. Parmi les nombreux facteurs de la conjonction actuelle, la conscience écologique dont vous parlez n’est pas une des conséquences liées à la crise du Covid-19, car elle est préexistante à ce dernier. Je dirai que le virus n’est pas le déclencheur de notre conscience écologique, mais plutôt un révélateur de l’état de notre environnement et un accélérateur de cette prise de conscience. Il suffit pour s’en convaincre d’observer la résilience de la nature après quelques semaines seulement d’arrêt de l’activité humaine. Nous ne sommes que depuis récemment au chevet de notre planète, dont le pronostic émis est réservé par celles et ceux qui en prennent le pouls. L’emballement des affaires globales du monde et ses conséquences sur l’ensemble des habitants humains et non humains qu’il héberge (bouleversement climatique et son impact sur l’habitat de chacun, paupérisation des masses, extinction des espèces, répartition des ressources à disposition, …) a eu pour effet en 2019 une déstabilisation des sociétés à l’échelle planétaire. Les fonctionnements visant à une hyper croissance mis en place depuis peu avant les années 2000 et la
mondialisation qui en a découlé prouvent aujourd’hui leurs failles et leurs faiblesses. Afin de redresser la situation, il est devenu clair pour la plupart des nations (bien malheureusement, pas toutes !) qu’un virage doit être amorcé rapidement, en profondeur et sur la durée. Ceci entraînera bien sûr des changements dans nos habitudes à tous, dans tous les domaines et pas seulement par certains d’entre eux. Les acteurs de l’art et la culture se devront comme chacun de réfléchir aux moyens mis à disposition dans ce but, et de contribuer au développement de nouveaux outils permettant le partage des savoirs, et la mise en lumière pour tous de la créativité et de la beauté.
Pour exemple, le Musée de l’Elysée, fort de cette certitude et de son rôle de laboratoire de réflexion sur les enjeux d’aujourd’hui, réalise la 4 ème édition du projet reGeneration autour d’un éco-concept développé avec des spécialistes du développement durable. Ce projet sera à l’affiche de notre institution du 24 juin au 27 septembre 2020.
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« Le Musée de l’Elysée chez vous »
Plateforme 10 : le futur musée